Anne-Marie Reynolds Ce sont deux dimensions de la Médecine Générale souvent évoquées, au point d’être quelque peu banalisées, parfois confondues. En fait, si l'expérience peut contribuer à développer la compétence, elle ne suffit pas à l'assurer. Elle ne peut y contribuer qu’en s'articulant aux acquis scientifiques préalables, et, pour ce qui concerne la Médecine Générale, pas seulement à ceux qui ont trait aux Sciences Médicales, mais également à ceux qui relèvent de Sciences Humaines. Le dictionnaire définit la compétence comme une « connaissance approfondie, reconnue, qui donne le droit de juger ou de décider en certaine matières »(Littré). La difficulté, pour nous médecins généralistes, est de traduire notre savoir spécifique en termes scientifiques sans pasticher le langage de nos confrères spécialistes, et cependant nous sommes seuls à pouvoir le faire. La simple description de notre pratique n'y suffit pas. Elle est indispensable pour y contribuer, mais elle ne suffit pas. La compétence peut se revendiquer mais elle ne s'impose pas en se décrétant, elle doit être explicitée. Pour le médecin spécialiste les choses sont plus claires d'emblée. Dans cadre de sa spécialité, il est détenteur d'un savoir reconnu et son intervention désigne la limite de celui du généraliste. Par contre le nôtre n'est pas toujours évident puisqu'il consiste à adapter et à relativiser les différents savoirs pour les appliquer à chaque cas particulier, tant il est vrai qu'«il faut garder présent à l'esprit que l'être humain ne peut être saisi que sous l'aspect d'une totalité bio-psycho-sociologique dont chaque élément est dépendant des autres et retentit sur eux » (Philippe Carrer : « Le matriarcat psychologique des Bretons » (Payot) pages 32). Ce qui complique encore les choses pour nous Généralistes, en quelque sorte donc, spécialistes de « l'être humain dans sa totalité », c'est la nécessité où nous nous trouvons d'appréhender à la fois la pathologie, les problèmes qui la sous-tendent ou l'accompagnent et ceux qui peuvent apparaître au cours du suivi. Leurs possibles interactions et évolutions parfois inattendues, ne dépendent pas seulement de la « totalité » de l'être humain qui est notre patient, mais aussi de celui que nous sommes nous-mêmes, ce qui peut compliquer les choses, mais aussi les clarifier et à accroître nos moyens d'actions. Notre fonction consiste en effet à analyser (« médical » compris) une situation globale, toujours particulière dès lors qu'elle est envisagée dans sa totalité, à en évaluer les priorités, pas toujours évidentes d'emblée, à en discerner les causes réelles, à estimer leurs développements possibles et enfin à intervenir en conséquence. Devant deux ou plusieurs cas de la même maladie évoluant et vécus de manières totalement différentes, la question a été posée : « s'agit-il de la même maladie ? » (extrait d'interventions faites au cours de Séminaires). Poser ainsi la question est déjà commencer à raisonner en médecin généralistes et se donner la possibilité de recevoir une réponse. En effet, « chacun de nous écrit l'histoire exemplaire qui lui vient à l'esprit, une histoire vraie, particulière, qui parle pour lui parce qu'il l'a d'abord laissé parler ». (extrait d'interventions faites au cours de Séminaires). Ainsi devrions-nous parfois penser, comme Voltaire, de ceux qui se donnent le droit de décider pour nous, à notre place : « du moins devraient-ils se taire sur des choses qui ne sont pas de leur compétence ! »
Anne-Marie Reynolds « On semble demander à la psychologie, non pas des progrès dans le savoir, mais des satisfactions de quelque autre sorte ; on lui fait reproche de chaque problème non résolu, de chaque incertitude avouée. Quiconque aime la science de la vie d'âme devra ainsi prendre son parti de ces affronts».S. Freud, « Nouvelle suite des leçons d'introduction à la psychanalyse », page 86 oeuvres complète. T XIX (PUF) Pourtant Freud persiste et signe et la « science de la vie d'âme » fait son chemin, même si elle suscite toujours - c'est compréhensible - des mouvements contradictoires. Mais il faut savoir que « la vraie solution consiste à reconnaître que l'articulation entre la vie secrète des gens et leur pathologie est un fait relatif à la structure humaine - à savoir que les hommes parlent et disent « je » - et qu’un fait de subjectivité ne peut pas être traitée avec l'appareil qui permet de traiter une réalité objective ».P. Benoît, « Chroniques Médicales d'un psychanalyste», page 149 Rivages 1988. Le placebo est un objet double, double mais indivisible. Réalité objective pour une part, qui n'a d'autre fonction que de véhiculer l'autre, subjective celle-là, identifiable seulement par le repérage de ses effets. Nous pourrions la désigner comme objet freudien. Ce que Balint a appelé le « remède médecin » ou « la prescription du médecin par lui-même » n'est pas autre chose. Cet effet est au cœur même de la médecine générale. Il constitue un point essentiel de sa spécificité. La personne du médecin est en même temps le support du savoir et de la compétence que lui attribue le patient et l'inducteur de leur mise en condition thérapeutique. Il est temps de cesser d'amalgamer abusivement sciences médicales et médecine. La mise en pratique des sciences médicales par les généralistes comporte une scientificité et un pouvoir qui lui sont propres. La plupart le savent ou le ressentent, même si leurs particularités ne sont pas encore suffisamment élucidées, élucidation d'autant plus difficile à réaliser qu’elle est encore trop souvent, et a priori, niée ou revendiquée par ce qui « savent » , de quelque bord qu'ils soient. Il ne s'agit pas, pour les généralistes, d'intégrer les théories ou les techniques psychanalytiques mais de savoir que les seules sciences médicales ne résoudront pas tous les problèmes de santé qui leurs seront posés. Pour cette raison l'enseignement de la médecine générale ne pourra pas plus longtemps, quelles que soient les résistances qu'elle rencontre, du fait de sa nature même faire l'impasse d'une approche psychanalytique théorique pour sa culture ni d'un travail de sensibilisation à cette dimension pour sa mise en pratique. Analystes et Généralistes ont en commun de devoir centrer leurs approches réciproques sur l'histoire de la personne mais ces approches diffèrent fondamentalement. Pour les premiers, il s'agit de l'histoire parlée (fantasmée) dans une atmosphère de neutralité aussi stricte que possible, à l'écart de tout contact direct avec la réalité pour favoriser l'émergence de son contenu émotionnel. Pour le second, à l'opposé, il s'agit de l'histoire observée en direct par le médecin qui la découvrira petit à petit, avec le temps, par la proximité du patient et, le plus souvent, celle de son entourage, dans leur milieu de vie. Il y a donc, antagonisme entre les objectifs et les pratiques des deux fonctions : « la pratique de la cure s'avèrera très vite être une pratique dont le processus s’engage précisément de la non-réponse par le praticien à la demande initiale du patient d'un objet thérapeutique » Op. cit. Page 125 On ne doit pourtant pas penser comme incontournable le dilemme entre, la nécessité d'un clivage absolu entre les deux dimensions et, la confusion inévitable de l'humain et du médical. Le clivage est nécessaire au choix des moyens d'action lorsque les circonstances l'imposent, mais il n'exclut pas la sensibilisation du médecin à l’humain lorsqu'elle est possible, ce qui a pour effet d'élargir le choix de ses moyens thérapeutiques. Si les pratiques, même parallèles, de la médecine et de la psychanalyse, par un même praticien deviennent, avec le temps, difficilement soutenables, l'expérience des deux montre que l'une peut contribuer à éclairer l'autre et que le médecin généraliste peut bénéficier d'une culture d'inspiration analytique sans pour autant nécessiter son engagement personnel dans une cure. La prise en compte des deux pratiques a permis de développer une direction scientifique nouvelle, avec ses concepts de base et ses théories évolutives, dont l'existence n’est plus sérieusement contestable. Cette science répond aux besoins du médecin généraliste et il serait aberrant de l'en priver. La prise en compte simultanée de l'humain et du médical est de la nature même de son rôle (ainsi que la bien explicité la définition du groupe de Leeuwenhorst), comme de celui du placebo. A ceci près qu'ici le support de l'objet freudien n'est pas seulement un leurre. La difficulté est d’en reconnaître la fonction invisible puisque le médecin généraliste n'a, jusqu'à une période très récente, entendu parler de sa pratique qu'à travers l'idée que s'en font des enseignants étrangers à une scientificité qui ne semble pas les concerner. Comme l’a souligné Jean-François Renaud dans un texte récent (J. F. Renaud : «Laetitia au risque de ses ascendances », texte présenté au Séminaire National de Pédagogie de l'Atelier « le sujet à risque » (1 et 2 mars 1996)) : « la place que j'occupais me paraissait parfois plus importante que les mots que je disais, et ma façon d'être spectateur en « disait » sans doute plus long que les mots que je prononçais. C'est plus en évoluant dans l'espace de ma consultation qu'en parlant que j'ai l'impression d'avoir aidé à laisser se mettre ou remettre en place les morceaux d'un puzzle familial ». Si « l'effet placebo » du médecin à l’œuvre ici est d'une valeur exemplaire, tout aussi importante est sa compétence à l'évaluer. Une telle compétence est en effet l'aboutissement d'un long travail qui suscite légitimement une grande satisfaction.
Anne-Marie Reynolds « La médecine générale est en train de naître... Il y a eu la médecine tout court, était-elle générale ? Elle était seule. Puis il y a eu l'essor des spécialités. Je préfère envisager actuellement l'aube du troisième acte où la médecine générale doit marquer sa place à côté d'autres formes de médecine... » Professeur Jean-François Girard directeur général de la santé « C'est dans le rapport du penseur à ceux qui pensent avant et à côté de lui, que se tient l'irréductible d'une découverte inassignable une fois pour toute à l'un ou à l'autre". (M. Schneider : « A quoi penses-tu ? » Nouvelle Revue de Psychanalyse (Gallimard) tome 25 page 21.). L'activité de penser s'inscrit dans un mouvement continu. Elle naît du courant qui l'a précédée et se développe en l'enrichissant à son tour. Elle peut aussi être inhibée. En médecine générale certains clichés tels que « la globalité » ou « le relationnel » jouent insidieusement à son égard le rôle d'antagonistes. Ils sont devenus des mots-images, banalisés par leurs répétitions, qui prétendent tout dire mais qui ne parlent de rien. Qui plus est, leur fixité fait d'eux une contre-façon de l'activité de penser. Ils peuvent cependant être porteurs d'une intuition qui, parfois, par chance, rencontre la circonstance favorable à son bourgeonnement. L'entrée des généralistes en tant qu'enseignants à l'université les a confrontés à la nécessité de s'interroger sur leur identité professionnelle et sur les moyens adaptés à sa transmission. Identité qui résulte autant de leur expérience personnelle que de leur formation universitaire préalable, l'une les amenant à repenser à l'autre. Il en résulte la mise à jour progressive d'un généralisme médical immanent, "en train de naître" de la confluence (et non de la confusion) des Sciences Médicales et des Sciences dîtes Humaines. Son enseignement ne saura se satisfaire de l'idéalisation de ce que l'enseignant-praticien conçoit de sa seule expérience, ni même de la mise en commun d’expériences équivalentes. Tout processus de recherche doit partir de l'observation et de l’analyse du matériel concerné au moyen d'une méthodologie appropriée. Ce matériel porteur de sa scientificité propre doit être examiné attentivement afin d'y repérer d'éventuels savoirs différents, identifiables par référence aux savoirs déjà reconnus et venant ainsi s'ajouter à eux. « Je n'aurai pas d'observations très détaillées à vous livrer. Je voulais initialement me contenter de parler de ces "entourages" de mémoire et avec l'impression globale que j'en ai. Cependant, le besoin de vérifier malgré tout certains points m'a fait retourner à la source et relire à peu près intégralement les dossiers » ( J.L. Pautonnier : " Quelles familles !" dans ce numéro.). En introduisant sa communication par cette remarque, notre confrère soulignait, même si ce n'était pas son intention principale, le caractère scientifique de son travail. Restait à extraire le contenu et à l'évaluer. Comment procéder ? Selon Jean Ladrière, « il est essentiel de remarquer que les principes organisateurs de la science ne lui sont pas fournis par une instance extérieure. L'élaboration des critères de validité et des méthodes de recherche fait partie intrinsèquement du savoir scientifique lui-même. Cela ne signifie pas cependant que ces principes sont reconnus en toute clarté et de façon exhaustive dans le moment même de leur mise en oeuvre. Immanent aux démarches effectives, ils doivent être progressivement dégagés de celles-ci par un effort spécifique de thématisation » ( J. Ladrière : « Sciences et discours rationnel » Encyclopedia Universalis. 1985. Tome 16 p. 551). Il importe donc, pour une recherche donnée, de choisir, en l'inventant, la méthodologie appropriée susceptible de mettre en lumière les concepts nouveaux scientifiquement identifiables pour les courants dont ils émanent, ici les sciences médicales et les sciences humaines. En 1981, sous un titre quelque peu provocateur : « A propos de quelques cas de maladies somatiques du couple » l'auteur concluait ainsi l'une de ses trois observations : « que le généraliste ait l'occasion de regarder et de vivre la maladie somatique survenant chez les partenaires d'un couple n'est peut-être pas sans intérêt clinique ni implications thérapeutique ». ( PH. Cros : in "L'Atelier" n°3 p.21). Et plus loin : « Découvrir cette économie dans la réalité clinique qui est la nôtre et qui est notre spécificité, renouvelle notre intérêt pour notre métier et nos patients ». Le médecin généraliste est concerné par le maintien de l'état de santé physique et mental de ses patients. Par son mode d'exercice il dispose de moyens propres à l'assurer. A cet égard les conclusions de la conférence européenne de Leeuwenhorst étaient parfaitement explicites. Elles demeurent valables d'aujourd'hui. Notre hypothèse est donc que, si la médecine générale n'est pas à proprement parler une spécialité, ce qui serait pour le moins une antinomie, elle recèle une potentialité scientifique spécifique qui mériterait mieux que d'être exercée empiriquement.
Anne-Marie Reynolds Cette jeune femme a un peu plus de cinquante ans. Grande et mince, beaucoup la trouvent jolie. Elle aussi. D’allure très sportive, elle ne pratique que des sports nautiques, la voile en particulier. Il y a six ans, on lui a enlevé l'utérus pour « la débarrasser d'un problème bénin » : « On ne sait jamais, comme ça, on est plus tranquille ». Deux ou trois ans plus tard, c'est le tour d'un nodule thyroïdien, après une assez longue hésitation : l'enlever ?... Voir venir ?... Finalement elle décide de le faire exciser : « On n'y pensera plus. Après tout, il paraît que ce n'est pas une opération importante, ni douloureuse, et la cicatrice est à peine visible »... Peu de temps après, elle se plaint de « blocages du dos » qui suscitent diverses consultations spécialisées et donnent lieu à des rééducations et manipulations diverses. On lui donne raison quand elle met en cause « le bateau » auquel elle renonce donc. Un peu plus tard, au retour de vacances tranquillement passées à se reposer au bord de la mer, « sans faire de bateau », elle revient très déçue et s’en plaint : « Décidément cette année sera l'année de tous les deuils : je n’ai vraiment pas de chance, on me met une prothèse dentaire définitive, en me disant que ce serait absolument comme si j'avais mes vraies dents, et que je pourrais m'en servir sans problème... Ce n'est pas vrai ! Je ne peux pas croquer dessus comme avant... Je sens une gêne et ça on ne me l’avait pas dit ! Et pour finir, depuis quelques temps, je vois de moins en moins bien, et mon ophtalmo vient de m’annoncer que je débute une cataracte ! Pourtant, j’ai besoin de mes yeux pour travailler ! » C'est vrai son travail exige d’elle une certaine minutie. On aura remarqué qu'elle ne parle jamais de son généraliste, elle s'adresse directement aux spécialistes concernés. Malheureusement, malgré leur compétence, il semblerait que cela ne lui procure pas la tranquillité, pourtant à chaque fois annoncée. Si la castration organique est l’affaire du chirurgien, le travail symbolique, qui doit l’accompagner est celle du généraliste qui précisément dispose de la proximité et du temps nécessaires sans lesquels il ne peut pas se faire. Dans le cas de notre jeune femme, les choses se passent comme si, faute d’être assumée, la perte de son utérus s’était fixée dans son esprit tel un corps étranger invisible, et saisit chaque occasion pour se remanifester comme une incessante plainte de dépossession : d'abord le nodule excisé ; puis le bateau interdit, les dents arrachées, enfin les yeux menacés. Tous ces « deuils » comme l’écho répété du premier. « C'est dans un acte que l'objet symbolique vient à la place de l'objet absent » (D Widlôcher: « Croire en l’inconscient » Nouvelle Revue de Psychanalyse (Gallimard) N° 48 p.106) Et plus loin : « Il n'y a d'expérience inconsciente que d'expérience de la parole elle-même, de la parole en acte. D'autant que cette parole en acte s'exprime sur le mode de l'accompli d'une scène, et qu’elle est là pour exprimer ce que l'autre cherche à dire » (idem p.107). L’inconscient se sert de l'acte, qui soit rêvé ou agi, pour se manifester. Notre patiente a un généraliste mais elle s'adresse à lui comme un spécialiste des banalités et des formalités. Son corps est traité comme une juxtaposition d'organes qu’il lui incombe d'entretenir en bon état de fonctionnement, et elle ne néglige rien à cet effet. Le morcellement des sciences médicales qui a permis les développements technologiques que nous connaissons devra nécessairement aboutir à une nouvelle compétence du généraliste, centrée sur les deux dimensions-clés de sa pratique : la proximité et le temps. En d'autres termes, il devra apprendre à réintégrer sciences humaines et technologies médicales dans sa pratique. (integrare : « rendre entier », « remettre en son état » (de integer : « entier », « qui a toutes ses parties, touts son étendue » (LITTRE)). Dans le cas de notre patiente « l'absence » du généraliste laisse penser que sa « présence » aurait peut-être changé les choses en l’aidant à les assumer (ce qui est souvent heureusement possible). Un tel travail se serait fait en trois temps : d'abord celui de la décision avec le temps nécessaire pour lui permettre d'en accepter l’idée, puis le moment de l'intervention, enfin le suivi s'il était si s'était montré nécessaire après. Expliquer les choses comme elle peuvent être pressenties, être attentif à la manière de les concevoir, agir en conséquence justifie, bien sûr, une formation adaptée.
Anne Marie Reynolds
« C'est toujours une aubaine pour la vérité quand des faits bien établis se heurtent à une théorie bien construite ». Jean Rostand
L'observation des situations limites en Médecine de Famille nous paraît être une voie adaptée à la recherche de notre identité professionnelle et de son contenu scientifique. Les comportements exceptionnels qu'elles suscitent de la part des médecins et des patients concernés ont leur caractère propre. Rappelons toutefois qu'il s'agit de « situations difficiles, situations limites en Médecine de Famille », précision qui laisse entrevoir qu'elles ne concernent pas de la même façon chacun de nous, généralistes, bien que les limites entre les différentes manières d'exercer la médecine générale ne soient pas aussi évidente à établir, à l’inverse de celles qui déterminent les territoires respectifs des spécialités. De l'extérieur le comportement du médecin pourra paraître à certains plus proche du social que du médical. Mais, comme le fait remarquer Robert J. Stoller : « certains éléments constitutifs du comportement seront jugés excessifs par un observateur extérieur, mais ne le seront pas pour l'auteur du comportement, ou inversement, ou les deux. L'excès serait ainsi une question d’opinion, non un fait. Même lorsqu'une majorité est d'accord pour dire que le comportement en question est un fait » (Robert J. Stoller « X. S. M. » in Nouvelle Revue de Psychanalyse N° 43 page 245. Traduit de l'anglais par Brigitte Bost). En pratique, le rôle du médecin de famille est très complexe et résulte pour une part de ses connaissances biomédicales mais aussi de sa façon de les mettre en pratique. Celle-ci est elle-même influencée par sa manière (éventuellement, sa capacité) de jouer le jeu transférentiel propre à une situation donnée. Ce jeu transférentiel n’est pas facultatif. Il existe, qu’on le sache ou non. Il induit des attitudes de la part du médecin et des patients qui peuvent se traduire dans l'immédiat par des conséquences d'ordre bio médical positives ou négatives. Il pourra aussi mettre en place un climat qui influencera la qualité du suivi ultérieur. Comment dès lors juger si, à l'occasion d'une situation exceptionnelle, il y a eu excès ou non excès ? Seule la suite des événements peut répondre à cette question. Comme le souligne également Robert J. Stoller « toute la situation relationnelle met en jeu une dynamique bipolaire dominante-dominé » (Op.Cit.) c'est en médecine générale, et singulièrement en médecine de famille, que cette dynamique trouve sa plus grande souplesse, et de ce fait sa plus grande complexité. Plus on s’élève dans la hiérarchie médicale plus elle se fige dans le sens que l'on sait, ce qui est d'ailleurs, d'une certaine manière, concevable et profitable au patient par la régression qu'elle suscite d'emblée, régression qui peut faciliter sa prise en charge. En Médecine de Famille, cette variable dominant-dominé jouera à l'occasion de l'acte limite, et lui vaudra son caractère excessif ou non excessif. Il nous arrive à tous d'être « quitté » sans motif apparent (pour nous), sans que nous comprenions pourquoi, par des patients avec lesquels pourtant tout nous semblait s'être bien passé. C'est alors qu'on peut penser qu'il y ait eu excès : excès de distance ou de proximité. En dehors de situations dramatiques ou urgentes, chaque patient (ou son entourage) détient ou croit détenir un « savoir » à son sujet. Il a besoin que nous le respections ou que nous sachions l’aider à y renoncer si besoin est, sans l’y contraindre. Nous ne sommes, en médecine générale, que coresponsables de son état de santé actuel et à venir, jusqu'au moment où il peut décider qu'il en soit autrement. La prise en compte de ce pouvoir que nous lui permettons - ou à son entourage – d’exprimer en face du nôtre, est un des instruments de notre pratique, et un de ceux qui, à condition de n'être pas abandonné à l’empirisme du « bon médecin de famille » d'antan, peut le mieux contribuer à lui conférer une identité. Dans les situations exceptionnelles que nous évoquons ici. Elle peut nous aider à nous situer entre deux excès : une rigidité pseudo scientifique qui évacuerait la personne malade d'une part, de l'autre une attitude pseudo relationnelle qui ne tiendrait pas suffisamment compte de la réalité médicale. En tout état de cause, il importe de rester médecin et d'essayer de maintenir dans ces circonstances une distance thérapeutique.
Anne-Marie Reynolds Il n’y a pas si longtemps, et les choses ont encore trop peu changé à cet égard, on ne rencontrait la médecine générale que sur sont terrain, c'est à dire à la fin des études universitaires ou après elles ; ce que l’on avait pu recueillir de savoir et développer de capacités techniques ne constituait qu’un bagage de départ, une somme variable d’acquis spécialisés « de base », semée ici ou là d’inévitables lacunes et enveloppée d’un sentiment de manque de qualification. Muni de ces éléments, et plus ou moins complexés, il nous restait à découvrir la médecine générale, une aventure particulière pour chacun. Les uns y perdaient leurs complexes avec le temps et l’expérience, les autres « faisaient avec » tant bien que mal. Certains enfin ne le supportant pas choisissaient à l’occasion de se spécialiser à leur tour ou d’aller faire autre chose, ailleurs. En parcourant machinalement une des publications qui s’offrent gratuitement à notre attention à l’heure du courrier, mon regard s’est accroché à une fin de phrase. Je ne citerai pas le nom du confrère à qui elle est attribuée. On y reconnaîtra un véritable lieu commun : nous aurions tous pu l’énoncer. Nous sommes nombreux à l’avoir fait, et nous l’entendrons encore souvent répéter… Il s’agit cette fois du suivi de malades cancéreux, et comme s’il était nécessaire de rassurer encore et toujours nos confrères spécialistes, l’interpellant rappelle qu’ « il ne s’agit pas de rivaliser avec les cancérologues dans un domaine où nous ne pouvons pas posséder leurs connaissances, mais (qu’)il nous faut travailler avec eux pour une meilleure qualité de vie des malades ». Cela va sans dire ? Non, parce que cela ne dit rien. Est-il nécessaire d’ajouter que si quelqu’un en doute, ce ne peut être le généraliste. Il est évident que nous ne pouvons posséder toutes leurs connaissances. Sinon, pourquoi y aurait-il des spécialistes ? Mais, s’ils ont leurs connaissances et leurs moyens techniques, nous avons les nôtres, différents (dont ils peuvent détenir également une part, comme il en est pour nous de ce qui concerne les leurs). N’exprimer les choses qu’en termes de généralités, bien que conformes à la réalité, ne sert qu’à affirmer sans dire ; Nous ne faisons que commencer à prendre la liberté d’observer et d’interroger nous-même nos activités et nos compétences propres, le milieu et les conditions dans lesquels nous les exerçons. Dans le cas particulier évoqué nous devons œuvrer en collaboration avec nos confrères cancérologues en assumant notre part de responsabilité du maintien en vie de notre malade, du moral et des possibilités de ceux qui l’entourent, en faisant la différence entre ce qui est techniquement possible et ce qui est valable dans le cas particulier pour tous, en rejetant tout ce qui peut être agression sans profit réel. Enfin, comment parler en quelques mots du travail de deuil[1] avant et après la mort ? de l’importance particulière en médecine générale de la proximité et de la durée ? du vécu commun qui va bien au delà des seuls mots compatissants, élargit, le champ des connaissances médicales, et débouche sur des moyens diagnostiques et thérapeutiques mieux appropriés ? c’est à nous qu’il revient d’apporter des réponses à ces questions et de trouver les mots pour le dire. [1] On peut consulter sur ce sujet : A.M. REYNOLDS, J.F. AUTHIER, : « Clinique de la fin de vie en Médecine de Famille ». (U.F.R. de Bobigny 1985) disponible au centre de documentation de l’UNAFORMEC.
Anne-Marie Reynolds « Voilà pourquoi la jeune fille /.../se retrouvant avec une analyste femme serait, à coup sûr, tombée malade ... » (Dominique Clerc-Maugendre : « L'excessive nature du transfert » in « Nouvelle revue de psychanalyse » n° 43 page 17. Gallimard 1991). Ainsi peut s'exprimer l'analyste, sans risque de scandaliser ses lecteurs. Le balancement d'expression d'un mode à l'autre de la souffrance profonde, par la parole ou la maladie, selon l'issue possible à un moment donné, est d'observation somme toute banale au cours de cette expérience singulièrement privilégiée que constitue la cure analytique. Le déroulement du suivi médical de longue durée que décrit le généraliste débouche sur le même constat, même s'il s'inscrit dans un cadre et un projet de nature totalement différente de celle de la cure analytique. Avec le temps on observe qu'expression verbale et manifestations somatiques, fonctionnelles ou lésionnelles, peuvent se conjuguer de manière significative en un « langage global », et qu'il est possible d'y entrevoir petit à petit un sens. Dans la mesure où il y parvient, et à condition que le patient suive, le médecin verra s'approfondir son diagnostic et s'accroître son pouvoir thérapeutique. Ce changement pourra se manifester dans des circonstances particulièrement favorables, mais il s'inscrira aussi dans la durée. La psychothérapie du généraliste existe bien. Elle découle des caractères spécifiques de sa fonction. Non seulement elle n'est pas incompatible avec sa fonction médicale (à entendre au sens non restreints du terme (psychiatrie incluse)), mais elle s'y intègre et lui confère sa particularité -- et inversement -- l'une adaptant l'autre. C'est une psychothérapie clinique (de Klinikos, « qui a rapport au lit », par extension «qui visite les malades»), une médecine générale qui met en pratique conjointement les sciences médicales et les sciences humaines, dans un cadre selon des modalités qui lui sont propres. La recherche proposée par l'AFMG est fondée sur trois principes essentiels : -- l'observation directe de sa pratique par le médecin à partir du suivi d'un cas authentique rédigé et communiqué par lui-même au groupe de travail. -- la mise en question de l'implication personnelle de l'auteur telle qu'elle apparaît à travers son récit. -- enfin, une relecture de ce travail qui tentera d'en extraire éventuellement les aspects théoriques. Après quelques années de ce fonctionnement régulier, il apparaît un changement imperceptiblement progressif dans l'écriture du communicant. Sa description des personnes et des situations devient plus sélective au profit de son écoute profonde de l'implicite. Elle laisse apparaître un aspect mieux contrôlé de sa pratique, et démasque en le faisant reculer son inévitable empirisme, faussement réputé moins dangereux. Il restitue sa vraie dimension à la pathologie à condition d'en respecter les deux versants, celui qui relève des Sciences Médicales et celui qui relève des Sciences Humaines. Il contribue à définir ce que peut-être une pratique de la Médecine Générale en réponse à la demande que le patient adresse à son médecin et qui apparaît, à l'examen, et avec le temps, beaucoup plus complexe et indifférenciée que ne le laisse entendre sa formulation immédiate.
Anne-Marie Reynolds En ce printemps où tout se met à aller très vite il semblerait qu’enfin tout le monde découvre l’importance de la relation dans la pratique de la médecine générale. Pour certains, qui parlent en spécialistes, il s’agirait de « rassurer, réconforter…écouter ». Ainsi : « c’est au médecin de ville d’aider et de gérer l’anxiété du malade ». « Le généraliste est, par définition, l’homme de la synthèse. Aussi doit-il accorder, beaucoup d’importance à l’écoute de son patient pour bien comprendre ses besoins ». (Interview d’Edgard Morin, socioloque, dans « Panorama du Médecin » N° 3711/09 Février 1993) La nécessité de former les médecins à cette compétence est reconnue. Le moyen d’y parvenir suggéré : il faut créer des « Universités d’Anthropologie » à l’intention des « médecins de ville ». Parce que : « A l’heure actuelle, les relations humaines ne sont plus possibles dans les hôpitaux, car il y a de plus en plus de malades et de moins en moins, de temps pour s’occuper d’eux /…/ seul le généraliste peut encore assumer ce rôle social ». (Interview d’Edgard Morin, socioloque, dans « Panorama du Médecin » N° 3711/09 Février 1993) Il s’agirait donc d’une question de temps et d’enseignement universitaire. Ces éléments ne sont certes pas négligeables, qui pourrait penser autrement ? Pour nous, ils ne sauraient cependant suffire, même associés à un bon bagage dans connaissances scientifiques et techniques médicales, et cet abord réducteur nous semble occulter la réalité même de ce que peut être notre pratique. Il était une fois un analysant qui évoquait répétitivement et douloureusement sa tunique de Nessus. C’est bien de cela qu’il s’agit en effet. Qui peut dire, au moment où son médecin raconte son histoire, comment se terminera le deuil de la patiente de Claude Fabre (« Le poumon … disait Toinette. ») Quelle porte ouvrira-t-elle ? Celle de sa vie ou celle de la mort ? Et s’il suffisait de « peu de choses » : rencontrer l’intérêt de quelqu’un pour elle, par exemple, pour faire pencher la balance d’un côté, plutôt que de l’autre ? Ceux d’entre nous que palper n’empêche pas d’entendre ont souvent le sentiment d’être au moins spectateurs, sinon peu ou prou personnages d’un « conte » dont personne ne connaît encore la fin, mais dont les épisodes présentent d’ores et déjà une certaine cohérence qui laisse peu de place au hasard. On peut entrer dans l’histoire ou pas, mais si on n’y entre pas, cette cohérence nous échappe, et avec elle, la possibilité d’infléchir son cours ( si c’est possible) avec le temps, et l’assentiment du ou des intéressés. Cette conception de ce que peut être notre rôle et de ce que l’on est prêt à attendre de nous, si nous acceptons de nous y conformer, n’est pas chose simple. Elle justifie notre méthode de travail. A travers notre expérience personnelle, elle justifie aussi notre référence aux concepts freudiens, et nous croyons que les médecins généralistes qui le souhaitent peuvent et devraient apprendre à les associer à l’application de leurs connaissances et de leur savoir faire médicaux, pour mieux comprendre et soigner les maladies dans leurs patients. La psychanalyse et la médecine générale ont ceci de commun, qu’on le veuille ou non, qu’elles concernent l’une et l’autre le fonctionnement à plus ou moins long terme d’une personne vivante et donc susceptible d’évolution dans le temps. Si la nature de leurs objectifs, et donc de leurs méthodologies respectives n’ont rien de commun, leur lointaine et certaine parenté s’explique par cette fameuse tunique de Nessus. On ne sait pas tout des causes et de leurs effets. Ils ne sont pas toujours explicables par les seules sciences à proprement parler médicales. Ils se montrent parfois contraire à ce que l’on prévoyait, la mort peut en résulter, à moins que ce soit la vie… Si Heracles avait connu l’origine du mal qui le consumait, jusqu’à le mener au suicide, il aurait pu, peut être seul, ou aidé de son épouse, enlever sa tunique et du même coup changer son destin.
Louis Velluet. Pour un séminaire, qu'il s'agisse de recherche ou de formation, ou des deux associés, le choix d'un intitulé n'est jamais simple. Moins encore dans le secteur de la Science Médicale où nous travaillons que dans tout autre. Sans doute réclame-t-il encore plus de rigueur dans la mesure où nos frontières semblent parfois imprécises et les connaissances de nos confrères sur notre discipline, incertaines. C'est ainsi que la session dont nous rendons compte aurait pu évoquer le généraliste et la «thérapie» des couples. Le mot pouvait prêter à la confusion, puisqu'investi par les psys non-médecins auparavant, et depuis lors son sens infléchi : il a semblé logique d'y renoncer. A la réflexion, il n'est pas certain que cette modification était aussi avisée qu'elle le paraissait. En position de suffixe, thérapie complète et précise des maux qui désignent la plupart des activités médicales et paramédicales, la pharmacothérapie et ses multiples dépendances (antibiothérapie, corticothérapie etc., etc. ...) Les diverses physiothérapies, sans oublier les psychothérapies. Thérapie utilisé seul rendait finalement assez bien compte de l'étendue des interventions du médecin généraliste et de la nécessité où il se trouve de concilier prescrire et « se prescrire ». Dans un second temps, le parti pris apparaît plus judicieux. Il est vrai que ce gommage laisse face-à-face, ôtée la panoplie du professionnel, l'homme-médecin et ceux qui s'adressent à lui. C'est évoquer d'emblée le climat original dans lequel évolue le médecin de famille. Introduit dans des demeures où ses yeux ne devraient s'arrêter que sur ce que ses maîtres lui concèdent de voir, il lui est tout à fait impossible d'ignorer les mouvements de vie cachés qui s'y déroulent. L'originalité de sa fonction réside pour l'essentiel dans la possibilité qui lui est donnée de se fondre dans un ensemble humain tout en conservant les responsabilités liées à sa pratique et des prérogatives pas toujours faciles à exercer. Apparent et invisible à la fois, il enregistre et mémorise. Qu'il accepte ou non, qu'il en soit conscient ou non, il ne peut échapper à la réalité : l'intimité de ses patients l'englobe et l'implique. S'il peut longtemps feindre de l'ignorer ces mêmes patients ne manqueront pas de lui rappeler à l'heure ou sa compétence en humanité sera requise (cette heure sonnera inéluctablement tôt ou tard). Instant décisif où peut se dévoiler en quelques secondes l'orientation d'une vie professionnelle : être ne pas être médecin de famille. Moment crucial ou peut s'affirmer, ou s'évanouir, ce qui jusque-là tenait plus de l'abstraction que d'une prise de position concrète. Il devient alors impératif d'opter pour une des deux attitudes médicales possibles. Soit se comporter comme en applicateur strict des différences savoirs codifiés (qu'ils soient de médecine interne, de psychiatrie ou même de psychologie). Refuser toute implication affective personnelle, quitte à tenter de dépasser la question en se défaussant sur d'autres, présentés comme plus savants, des responsabilités liées aux pronostics vitaux ou psychiques. Soit accepter d'affronter les tableaux non systématisés, les situations limites qui lient structurellement et indissolublement vie psychique et vie émotionnelle. C'est cela, pour exercer la Médecine de Famille. Cela suppose d'avoir percé à jour l'interprétation erronée faite depuis quelques années de la vieille prescription hippocratique : il ne s'agit en aucune façon de fermer les yeux sur ce qu'on peut entrevoir dans les esprits et les demeures des patients, mais bien de ne pas en faire des instruments de pouvoir ou de sujétion. Une des révolutions majeures de la fin de ce siècle en médecine restera sans doute la découverte que les éléments recueillis par cette observation quotidienne peuvent modifier radicalement la compréhension et le pronostic des pathologies individuelles ou familiales, s'ils sont intégrés aux données médicales traditionnelles. Que cette révolution soit encore occultée par l'énormité des prouesses techniques de tout ordre ne diminue pas pour autant sa portée. Le temps, n'en doutons pas, rendra justice à tous ceux qui en auront été les initiateurs et les acteurs.
Louis Velluet. Autour du mot culture se propagent des ondes flatteuses. Négligeant le fait qu'il est commun à tous les humains d'en recevoir une en naissant, chacun de nous a tendance à penser qu'il convient de tirer le meilleur parti de ce que l'on n'a pas choisi en amplifiant ses vertus. Les difficultés commencent avec l'adjonction du qualificatif : une culture « différente » ce peut être intrigant, cela peut aussi devenir inquiétant. Le monde de cet autre qui me ressemble, et qui n'est pas moi, recèle peut-être de dangereux secrets. Les « cultures différentes » compliquent encore le problème par leur multiplicité et leur hétérogénéité apparente. Essayons de simplifier et, si possible, d'éclairer les deux faces contradictoires que dissimule le mot, qu'il soit utilisé au singulier ou au pluriel. La culture d'un individu c'est, nous l'avons dit, ce qu'il reçoit à ses débuts comme connaissances non-discutables dans une succession bien déterminée d'apports. La famille, le groupe élargi, l'ethnie enfin -- ou la nation -- y participe chacun à leur façon. Ces différentes strates s'interpénètrent, chacune exerçant son influence sur les autres. A partir de quel moment, sous quelles influences, cette culture se fige-t-elle en croyances et en schéma de comportements irréductibles reste un mystère propre à chaque personne. Car, et c'est l'autre face, la culture c'est aussi ce que l'on constitue individuellement, petit à petit, parfois au prix de sacrifices douloureux, de blessures physiques ou morales. C'est aussi le mûrissement, la capacité qu’acquiert l'individu d'évoluer, le renoncement à des connaissances ou à des comportements anciens pour en mettre en pratique de nouveaux. Le mot culture recouvre à la fois, bizarrerie du langage, ce qui tend à demeurer immuable et ce qui doit changer pour que l'individu ou humanité avance. Pour le philosophe, à l'heure ou j'écris ces lignes, le thème des « cultures différentes » illustres bien une certaine absurdité de la condition humaine : nous observons chaque jour, sur les images qui courent autour du globe les progrès de l'uniformisation, tandis que surgissent un peu partout des conflits qui, sous le prétexte de revendiquer les différences, réveillent les férocités ancestrales. Quelle leçon peut tirer le médecin de famille de cette illogisme apparent ? Peut-être celle, essentielle, de ne pas trop se laisser prendre à la magie des mots, des couleurs et des sons. Il ne lui faut pas oublier que, derrière toutes les apparences et tous les folklores, derrière les déguisements des langages, des idéologies, des systèmes philosophiques ou religieux sont retrouvables, sans aucune exception les pulsions élémentaires. Il lui faut apprendre à déchiffrer dans les groupes humains qui le concernent, quelles que soient leurs origines, le réseau des correspondances symboliques qui expriment les ressorts humains primaires : le sexe, la douleur, le plaisir, la mort. Il lui faut apprendre, et c'est peut-être le plus difficile, que la pulsion sauvage qui pousse à détruire l'autre, l'étranger, est partout présente et qu'elle a son pendant plus hypocrite mais tout aussi de dangereux : la pollution de complaisance : Prendre le parti de tout ce qui est étranger, de toutes les révoltes, de toutes les déviances, dissimule souvent aux yeux inattentifs une haine sans rémission à l'égard de son propre groupe. Haine d'autant plus sournoise qu'elle s'abrite sous les apparences de la bénignité ou de la compassion : les haines les plus dangereuses sont celles qui se cachent derrière les motifs les plus indiscutablement altruistes. Noyau conflictuel toujours retrouvés, l'impossibilité de composer avec ses origines, le refus d'identification à une lignée, entraînent par renversement une identification à tout ce qui est vécu comme différent ou opprimé. C'est soi-même, comme opprimé ou différent, que l'on défend, on agressant son propre groupe par identification au groupe étranger. Si le médecin de famille peut, de temps en temps, reconnaître chez ses patients, sous leurs formes dégradées ou à travers leurs avatars quotidiens plus ou moins dissimulés, ces mouvements souterrains qui tendent l'un et l'autre à la destruction, s'il peut aider ses patients à en prendre conscience et à atténuer leur virulence, il leur aura bien rempli son rôle en les aidant à vivre.