Louis Velluet
La relation thérapeutique en Médecine Générale/Médecine de Famille est conditionnée par deux phénomènes « physiologiques » découverts et explorés par la Psychanalyse : le transfert et la régression.
Le déclenchement de ces phénomènes et le rôle qu’ils jouent dans la conduite thérapeutique et dans son efficacité (ou ses échecs) dépendent étroitement des caractères originaux de cette discipline.
Rappelons-les brièvement : proximité (donc accessibilité) continuité, relation personnelle, et cela sans distinction d’âge de sexe ou de pathologies. Telle sont les éléments essentiels de la définition européenne officielle (Résolution 77/30 du 28/09/77). On notera que cette définition, élaborée par le groupe de recherche des généralistes-européens dit « de Leeuwenhorst » a précédé de plusieurs années celles qui sont souvent citées actuellement, elle reste pourtant à ce jour la seule officielle, et surtout la plus claire et la plus pertinente.
Le transfert
Il consiste dans la projection par le sujet, sur un interlocuteur privilégié, de l’image des personnages clefs de son enfance toujours présente dans son inconscient et toujours douée de pouvoir.
La régression
C’est le mouvement physiologique de retour en arrière qui met en jeu nos mécanismes de défense archaïques lorsque nous sommes soumis à des agressions : rassemblement de l’énergie vitale, repli sur soi, exigence d’un environnement protecteur (le sommeil est la forme la plus simple et la plus naturelle de ce phénomène).
Ce retour en arrière peut favoriser, dans la mesure de son importance, le passage par des états correspondants aux différents stades évolutifs décrits par la psychanalyse. Selon la profondeur de la régression :
- mouvements affectifs impulsifs de type oedipien
- préoccupations anales, pulsions sado-masochiques
- retour à l’oralité, focalisation sur les aliments, boulimie.
La régression favorise l’apparition du transfert.
Avant de montrer comment ces deux éléments opèrent dans les différents espaces de la relation il est important de préciser les ressemblances et les différences entre le transfert tel qu’il est défini par la psychanalyse et le transfert tel qu’il se présente en médecine générale.
Les points communs
Les points communs avec le transfert tel que le définit la théorie psychanalytique et tel qu’il opère dans toute pratique inspirée par elle sont les suivants :
1/ Projection sur le thérapeute des diverses images parentales ayant marqué le sujet (les « imagos »).
2/ Réactualisation dans la relation avec le thérapeute des conditionnements anciens (émotionnels, comportementaux) institués par l’environnement parental archaïque.
3/ Attribution à celui-ci d’un supposé-savoir concernant la vie psychique du sujet.
Les différences
1/ Les particularités d’âge, de sexe et de comportements du médecin orientent les projections du patient. Le transfert s’appuie sur des éléments de réalité : sur la personne autant que sur le personnage.
2/ Le fait que le praticien ait accès au corps du patient modifie fondamentalement le phénomène de la régression qui peut réactualiser des conditionnements très archaïques dans un climat aussi bien sécurisant (le simple toucher peut être par lui-même thérapeutique en dehors de sa finalité médicale) que parfois angoissant (il y a des médecins anxiogènes).
Le supposé-savoir concerne non seulement la vie psychique mais également les phénomènes corporels.
3/ Lorsque le transfert est positif le médecin généraliste joue le rôle d’un système pare-excitation , rôleque joue le personnage parental protecteur des premiers mois de la vie. Selon la théorisation de Freud (in « Au-delà du principe de plaisir ») l’entourage maternel (parental) protège de la faim, du froid, et en général de toutes les stimulations extérieures qui pourraient être perturbantes, tandis que l’enfant se différencie peu à peu et prend conscience de son existence propre.
Quelle que soit la pathologie qui survient, un mouvement régressif, plus ou moins accentué mais inévitable, favorise chez le patient ce transfert archaïque sur le médecin généraliste qui joue alors le rôle d’un système pare-excitation auxiliaire.
De ce fait (ceci est fondamental mais trop souvent méconnu) il renforce la capacité des différents systèmes d’adaptation (neuro-humoraux, immunitaires, etc, etc ) en favorisant, par sa seule présence, « la métabolisation » des désordres pathogènes engendrés par les stress.
« Ce qui compte » dit Winnicott « c’est qu’il existe et que l’on puisse penser à lui comme une présence, un recours possible »
La théorie des trois espaces découle logiquement de ces notions scientifiques de base. Elle a pour but d’aider le médecin de famille à adapter ses interventions à l’extrême variabilité des circonstances auxquelles il est confronté.
L’espace primaire
Ce
premier espace est celui où la violence des agressions peut entraîner
la régression la plus profonde, que les traumatismes subis soient physiques ou psychiques.
Il est d’ailleurs artificiel de séparer les deux origines car il ne peut se produire de troubles physiques sans retentissement psychique et l’inverse est tout aussi vrai, bien que trop souvent négligé.
La régression se manifeste sous deux aspects :
a/ Le sujet retire momentanément tous ses investissements extérieurs pour se centrer sur lui-même. Autrement dit, il récupère toute son énergie libidinale pour résister à l’agression.
b/ Il transfère massivement sur un personnage ou un environnement censé lui assurer la protection nécessaire.
c/ Les possibilités d’élaboration mentale sont réduites. L’heure n’est pas aux raisonnements ou aux conseils, c’est la directivité du médecin qui est rassurante.
Dans le cas d’affections aigues ou de traumatismes graves c’est sur le cadre matériel et le personnel médical de l’hôpital dans son ensemble que s’effectuera le transfert. Il pourra de ce fait être ambigu, à la fois magique, indifférencié et angoissant.
Dans le cadre de la médecine de famille la régression profonde est liée non seulement aux atteintes physiques de tous ordres, mais à tous les Evènements de Vie Stressants (E.V.S.) deuils, séparations, pertes d’emploi et en général toute circonstance dans laquelle l’investissement affectif et/ou matériel du sujet se trouve menacé ou donne l’impression d’avoir été perdu. Le transfert en sera d’autant plus intensément personnalisé, il en aura d’autant plus tendance à prendre les caractères de la recherche du climat parental de protection archaïque.
Important
Dans l’idéal, le trajet dans l’espace primaire ne devrait durer que le temps de la réparation.
En réalité certains sujets ont le plus grand mal à en sortir, c’est en particulier le cas des dépressions chroniques et des douleurs chroniques, ces deux catégories ayant habituellement en commun de prendre leur source dans de graves carences environnementales précoces. Le rôle de la psychothérapie spécifique du médecin généraliste est ici fondamental.
Il faut également signaler le rôle des conditionnements culturels. Certains groupes, les «gens du voyage » par exemple, fonctionnent comme des systèmes primitifs (matriarcaux) et manifestent un besoin excessif de rassurance auprès du « chaman ». La précarité favorise les mêmes comportements, à la fois dépendants et revendicateurs.
Les uns comme les autres risquent en permanence d’exalter le sentiment de Toute-puissance trop répandu dan la profession médicale.
La progression vers le deuxième espace ne dépend pas que de l’état du patient, elle dépend également des convictions inconscientes non analysées du praticien.
Le deuxième espace
Ou
Espace transitionnel
C’est celui où se déroulent la plupart des relations en médecine de famille, celui où s’accomplit
l’essentiel du travail spécifique du médecin généraliste. Le praticien continue à jouer son rôle de « contenant », de système pare-excitation auxiliaire : appoint continu au système d’adaptation du sujet pour le maintien de son homéostasie, adjuvant de ses défenses. Mais cet espace est aussi celui qui doit (dans l’idéal) mener le sujet
sur la voie de l’autonomisation.
Pour cela le praticien est amené à :
a/ utiliser parfois les examens complémentaires et les prescriptions médicamenteuses comme ce que Winnicott appelle des objets transitionnels. Les premiers comme des objets de rassurance (on sait que le résultat sera normal, mais on l’avait annoncé préalablement) les seconds pour mettre en évidence les effets placebo (de suggestion) et en faire prendre conscience progressivement au patient.
L’objectif est de démystifier peu à peu le personnage médical, son « supposé-savoir » et son « supposé-pouvoir », d’apprendre au patient, et avec lui, à faire le tri entre le contingent et l’essentiel. Il s’agit, autant que faire se peut, d’accéder à la réalité objective en dégonflant quelques mythes encore récurrents en médecine comme celui de l’irréversibilité de certaines affections (asthme, hypertension essentielle, etc, etc).
b/ à mettre à profit ce temps « d’investissement mutuel », selon le concept de Michael Balint, pour éclairer peu à peu les origines du sujet, reconstituer au hasard des multiples rencontres et des échanges, les circonstances de son histoire personnelle et de sa filiation.
c/ à permettre au sujet de se réapproprier son histoire, de prendre conscience progressivement de ce que l’on a compris de ses conditionnements défectueux et que l’on essaye de lui restituer.
Important
Ce travail, qui doit être continu et progressif, exclut formellement tout endoctrinement « éducatif ». Il suppose une évolution du praticien lui-même découvrant les faits et tentant de les retranscrire pour son patient en fonction des capacités d’élaboration de celui-ci à un moment donné. C’est ainsi que l’on progresse vers le troisième espace où l’on devrait pouvoir amener tous les patients, sachant toutefois que c’est là un idéal que l’on ne peut pas toujours atteindre.
L’espace psychosomatique
ou
espace d’autonomisation
Ce troisième espace ne peut être atteint que si le praticien a lui-même évolué, si son accompagnement des patients lui a permis de repérer ses convictions inconscientes, ses attitudes stéréotypées et ses comportements répétitifs. Cela peut se faire empiriquement au fil des années, cela va indiscutablement plus vite si l’on s’astreint à un travail en groupe balint, voire à un petit trajet personnel d’analyse (dixit Freud).
Pourquoi psychosomatique ?
Parce que médecin et patient repèrent beaucoup plus facilement les liens obligatoires et les interactions inévitables entre les phénomènes somatiques et la vie psychique. Ils sont plus capable de donner la priorité aux uns ou à l’autre selon l’urgence, sans négliger pour autant l’aspect qui est momentanément au second plan.
Pour prendre un exemple simple et fréquent de la pratique quotidienne : si le traitement d’un(e) patient(e) migraineux(se) comporte nécessairement des médicaments, la guérison (qui est toujours possible) ne pourra passer que par la prise de conscience des mouvements ambivalents et inconscients d’agressivité-culpabilité liés aux problèmes d’identité sexuelle sous-jacents. La prédisposition génétique ne sera dominante que si l’on ignore les mécanismes régulateurs de la vie psychique.
Pourquoi autonomisation ?
Parce que les « supposés-savoirs » sont largement démystifiés, les véritables savoirs reconnus.
La relation comporte des temps d’échanges équilibrés. A ce stade peut s’établir une véritable confiance entre deux sujets adultes.
Le patient peut avoir recours à d’autres professionnels de la santé sans que la relation en souffre, car les traits de réalité qui aidaient à l’apparition du transfert initial ont été identifiés. Il sait ce qu’il peut attendre ou non du praticien et cela peut être discuté sans gêne.
C’est également dans cet espace que le choix d’un psychothérapeute peut se faire d’une façon plus pertinente, dans la mesure où le praticien est à la fois plus assuré de la connaissance de son patient et plus sûr de ses propres capacités à distinguer le thérapeute, réellement analysé, susceptible d’aider ce dernier.
Important
Le sentiment indispensable de sa responsabilité personnelle ne doit pas pour autant en être diminué pour le praticien. Il reste en charge de son patient.
Sa fonction pare-excitation auxiliaire continue à s’exercer, même si elle est moins apparente.
Si le but recherché est la progression du sujet sur la voie de l’autonomie, des incidents de vie de toutes espèces sont susceptibles à tous moments d’entraîner des retours en arrière qui pourront, si tout va bien, être suivis de nouveaux départs dans le bon sens.