Louis Velluet
Écrire sur Françoise Dolto expose l'auteur à un grand danger. Le déchaînement chez les professionnels de la psychologie d'une passion sauvage pour cette personnalité particulière et ses pratiques hors normes a été, et reste tel qu'on pourrait se croire revenu au temps des excès des croyances religieuses des temps anciens. Or nous savons depuis longtemps qu'il n'est pas prudent de mettre en doute les miracles attribués aux saintes personnalités et il règne autour de son nom et de ses apparitions un climat d'inébranlable conviction aussi intense qu'inquiétant.
Si l'on se penche sur ce que le monde de la psychologie place en exergue, c'est évidemment l'importance donnée aux discours adressés aux tous petits enfants qui en constitue l'essentiel, et c'est cela que nous voulons aborder ici. Il s'agit pour nous de déterminer si la pratique du « discours interprétatif » tel qu'il a été présenté par notre auteur, et repris par ses disciples (1), peut s'appuyer sur une base scientifique.
Rappelons d'abord l'hypothèse avancée, et agit dans la pratique : il est indispensable d'exposer à l'enfant de quelques semaines ou de quelques mois ce que l'on sait de son histoire (il serait d'ailleurs plus juste de dire ce que l'on croit savoir), des conditions de sa naissance, du comportement du couple parental, des équilibres familiaux et des événements traumatiques qui ont pu survenir. Deux présupposés liés entre eux : l'enfant est censé tout comprendre de ce qui lui est rapporté, et cette connaissance doit lui permettre de retrouver son équilibre vital compromis.
Préalables
Avant d'aller plus loin une première remarque s'impose. Dans tout ce que nous avons pu lire ou observer nous-même, les événements de vie recueillis, qui serviront à constituer la trame du discours, ne semblent jamais avoir fait l'objet d'une réflexion pour évaluer leur cohérence ou ce que pourrait recouvrir la réalité brute énoncée.
L'impression donnée est celle d'une banale anamnèse dans le style traditionnel de l'interrogatoire médical simplet qui prétend établir très vite des éléments biographiques qui ne seront jamais remis en cause. Cet aspect de constat administratif est très surprenant lorsqu'on en prend conscience, l'expérience analytique nous ayant appris qu'il est parfois nécessaire d'attendre des mois de suivi, ou même des années, pour voir se restructurer des scènes qui prennent une couleur et un sens totalement différent de celui de la première version exposée.
Les thuriféraires de notre auteur ont anticipé très tôt cette objection (avant sans doute même de la connaître) en évoquant l'extraordinaire don de divination qui lui permettait de reprendre dans ses interventions des faits qui n'avaient pas été clairement révélés. N'ayant pas de connaissances particulières dans le domaine de la magie nous laisserons ce point de côté pour l'instant.
Deuxième remarque préalable dont nous mesurerons plus loin l'importance, les parents et l'entourage des nourrissons n'ont pas attendus les psychanalystes pour s'adresser à eux. Dans ce domaine le silence est l'exception, il suffit de vivre réellement auprès des familles pour entendre l'immense majorité des mères parler à leurs petits dès la naissance. Nous ne disposons pas de documents concernant l'âge des cavernes, mais il est vraisemblable qu'il en a toujours été ainsi depuis des millénaires, au moins dans notre monde occidental. Les assertions de certains auteurs de la deuxième moitié du XXème siècle, historiens, sociologues ou anthropologues, parmi lesquels Philippe Ariès (2), ont sans doute contribuées à occulter un phénomène, que nous qualifierions volontiers de physiologique, en avançant que l'intérêt pour les petits enfants n'est apparu qu'au cours du dix-huitième siècle. Disons à leur décharge qu'ils essayaient de se démarquer de la psychanalyse, vécue par beaucoup d'entre eux comme une « doctrine » à la fois marginale mais également concurrente, et donc à contester implicitement. Dans ce cas, il s'agissait sans doute d'une tentative pour déconsidérer - dans la logique des idéologies féministes ou soixante-huitardes - la « préoccupation maternelle primaire ».
Sans doute eut-il fallu également éviter de se focaliser sur une minorité de familles bourgeoises ou aristocratiques, engluées dans des rigidités comportementales de classe, négligeant ainsi tout le reste de la population, dont on ne savait par ailleurs que peu de choses, faute de documents.
Les connaissances communément admises
Venons-en à l'essentiel : que perçoit l'enfant qui ne parle pas encore, « l'infans », du discours que lui adresse l'adulte ?
Pour répondre à cette question il nous faut évoquer le processus qui amène progressivement cet objet immature, mais riche d'une quantité infinie de possibilités, à devenir peu à peu un sujet, encore dépendant certes, mais déjà individualisé. Nous avons la chance de pouvoir imaginer cela à travers une multitude de travaux, venant de tous les horizons, présentés au cours des dernières décennies. A partir d'eux nous sommes à même de proposer un schéma crédible.
Essayons< de décrire le développement du psychisme aussi simplement que possible, en prenant comme exemple la théorisation de Bion décrivant au cours de ce processus la transformation d'éléments Béta, masse non organisée, en éléments Alpha constituant la première pensée structurée.
L'hypothèse proposée peut se résumer ainsi. La somme des sensations et des perceptions qui se fixent dans la mémoire du sujet depuis son arrivée au monde (et au cours de son développement foetal. ce qui est souvent négligé) va peu à peu prendre forme.
Ce qui est d'abord enregistré c'est un ensemble d'agrégats diversifiés qui se juxtaposent et entre lesquels vont peu à peu s'établir des liens.
Prenons pour exemple le tout premier de ces agrégats, celui qui assure la vie à la naissance. Il se compose non seulement de ce qui tourne autour de la bouche, de la jouissance de la succion, des nuances variées du goût du lait, du plaisir éprouvé à ressentir le remplissage, mais de bien d'autre choses encore.
Il y a la manière dont on est tenu, premier facteur d'apparition de la conscience de l'enveloppe corporelle, le parfum ou l'odeur de la peau de la nourrice, ce que perçoit la petite main qui explore la peau étrangère, les images mises au point peu à peu par les yeux qui s'entrouvrent. Il y a, « si tout se passe bien », le visage en gros plan de la mère et, bien sur, toutes les tonalités de la voix qui constitue une enveloppe sonore protectrice.
L'agrégat « père » existe lui aussi, plus ou moins rapidement. Il y en a d'autres qui gravitent autour de ces deux-là mais nous laisserons au lecteur le soin de les retrouver pour aborder le point le plus important. Dès ce moment a débuté un travail essentiel. La musique affective de la voix véhicule des paroles. Les mots vont progressivement se relier aux choses avant de prendre dans un second temps leur indépendance.
C'est donc bien par l'intermédiaire du langage que le processus de solidification du sujet va s'opérer. Un ensemble de traces d'expériences immédiates est venu recouvrir les énergies pulsionnelles primitives, la libido, ou pour le dire plus simplement les instincts vitaux. Le langage va organiser cet ensemble.
Paradoxalement, son perfectionnement progressif opère à la fois une transformation unifiante et un clivage. La masse amorphe accumulée au fil des expériences journalières vécues se transforme, les mots recouvrent les choses. La conscience émerge repoussant dans les profondeurs certains ensembles hétérogènes où des traces sensorielles ou perceptives se mêlent à des éléments pulsionnels.
Il semble donc juste de dire, non comme Lacan que l'inconscient est structuré comme un langage, mais que l'inconscient est structuré par le langage. Un paradoxe extraordinaire réside dans le fait que ce langage peut aussi bien l'exposer, le traduire, que le masquer, le laisser s'enfouir au plus profond de l'être et parfois favoriser la destruction physique du sujet par lui.
Prenons un exemple simple, ce phénomène est perceptible dans toutes les productions philosophiques ou littéraires dès lors qu'elles n'ont pour finalité que la logique désincarnée ou la perfection de l'écriture. Lorsque l'intellectualisation atteint le comble de la sophistication, comme dans certaines élaborations philosophiques littéraires ou même psychanalytiques (que ces dernières soient « freudiennes » ou « lacaniennes ») l'extrême désir d'objectiver l'inconscient le fait disparaître. L'écriture n'est plus alors que l'alibi de l'impuissance et du déni drapés dans un narcissisme chatoyant. Dans les profondeurs le sujet se dissout silencieusement prépare le passage à l'acte final. (3)
La réponse
Revenons-en à ce qui a motivé notre réflexion. Au point où nous en sommes il paraît extrêmement douteux que l'enfant des premiers mois puisse construire l'ébauche d'un scénario historique, et encore moins l'entendre venant du dehors, trop occupé qu'il est à absorber tout ce qui lui est présenté de concret. Les allers et retours entre le choc des expériences immédiates et les premières représentations mémorisées ne peuvent concerner que le présent.
En fait, tous les travaux de recherche connus, quelle que soit leur orientation, se conjuguent pour valider ce fait. Qu'il s'agisse de Spitz ou de Bion, de Winnicott ou de Balint, de Lebovici ou de Brazelton, des psychanalystes possédant une culture scientifique ou des tenants des neuro-sciences dures, tous se recoupent.
L'hypothèse la plus vraisemblable avance que c'est à partir de trois ou quatre ans que l'enfant pourra entrer, et d'ailleurs très progressivement, dans un travail intérieur prenant en compte ce que nous appellerons l'historicité. Jusque là, pris dans le mouvement conjugué de découverte de lui-même et du monde extérieur, il avance au jour le jour.
C'est au moment où s'amorce le premier ralentissement avant la période de latence, et sans doute favorisée par la problématique oedipienne, qu'une prise de distance peut se produire.
Comment alors expliquer les réactions positives antérieures, indiscutablement obtenues et rapportées dans certains travaux ? Comment expliquer, en particulier, certains changements spectaculaires observés dans l'attitude des enfants lorsque le thérapeute s'est adressé à lui ? C'est à propos de ces réactions que la confusion est, à notre sens, apparue. Confusion entre les phénomènes en lien avec les possibilités réelles de l'appareil psychique à un moment donné et certaines convictions mysticoexplicatives.
Si l'on nous a bien suivi, un enfant de deux ans baignés dans le langage a en effet déjà, à la fois une capacité de reconnaissance de l'Autre et, rangés dans sa mémoire, on a envie de dire dans sa chair les agrégats dont nous avons parié qui ne sont pas encore tout à fait distincts de lui. II commence à être lui mais reste pourtant dans l'identification directe. C'est lorsque survient une situation de perte, deuil ou abandon que ce phénomène prend une apparence spectaculaire et c'est à propos de cela que sont nées les dérives.
Freud a décrit par exemple l'enfant qui se transforme en chat lorsque son petit animal très investi par lui disparaît. Les thérapeutes modernes décrivent des attitudes semblables prises par l'enfant lorsque les mots prononcés vont chercher au plus profond de lui tout ce qui a été engrangé de l'adulte investi.
Que c'est-il passé ? Pour le dire avec les mots de Freud : l'identification a pris la place du choix d'objet, le choix d'objet a régressé jusqu'à l'identification. (4) Pour le dire avec nos mots : l'enfant est devenu l'autre disparu. Et Freud précise bien que cette identification est à la fois régressive et partielle, elle ne concerne souvent qu'un seul trait, dans le texte original « einziger zug ».
On voit qu'il n'est évidemment pas question de la compréhension de l'histoire familiale ou même des événements qui se sont déroulés autour de l'enfant. La perte est vécue dans un amalgame archaïque et indissociable de chair et d'esprit. C'est beaucoup plus tard, si un travail d'analyse est entrepris que le langage reconstruira l'histoire, mais sous une autre forme.
Le sens de la dérive
La dérive interprétative commence donc avec les longs discours se voulant explicatifs, les exhortations (on a envie d'écrire les incantations) infligées à des enfants bien incapables d'en percevoir le sens.
C'est bien évidemment le mot suggestion qui vient en premier à l'esprit. Après tout, nous ne sommes pas très loin historiquement de Messmer, de la Salpêtrière ou même des débuts de la psychanalyse. Mais le phénomène est plus compliqué que cela. Ce n'est même pas au Moyen-âge que nous sommes ramenés. Nous sommes renvoyés, dans un mouvement vertigineux, des millénaires en arrière, aux temps où le chamanisme était un facteur d'équilibre des sociétés primitives et une des conditions de leur survie.
Voici le fait essentiel : fascinés par l'étrangeté de ces pratiques personne n’a remarqué qu'elles ne pouvaient se passer de public. Il fallait absolument que les mères, les soignantes (les « maternantes » ainsi que les nomme Caroline Eliacheff) soient présentes. Il n'était pas imaginable d'opérer en tête à tête avec un proche comme seul tiers. Il était indispensable que ce qui nous apparaît de plus en plus clairement comme un rituel se déroule au milieu d'un cercle subjugué, d'une assemblée à la fois spectatrice et participante.
La transe suppose d'être partagé, sinon il quoi servirait elle ?
Avec le recul de la réflexion on est fasciné par la profonde ressemblance de ces séances avec les rituels décrits par les anthropologues, tels, par exemple, ceux rapportés dans un texte célèbre de Claude Levi Strauss (5)
On comprend mieux en les relisant comment cet tains effets positifs pouvaient, et peuvent encore certainement, être obtenus à travers la mobilisation de profonds mouvements émotionnels chez ceux ou celles qui entourent les enfants. C'est donc à leur inconscient, mais également à leur mémoire préconsciente que le discours de Dolto s'adressait sans que l'opératrice en ait conscience elle même, perdue dans son énorme fonction apostolique. Ils recevaient une vérité désincarnée vécue comme un article de foi. Par le biais de la suggestion ils bénéficiaient d'un effet de rassurance qui devait les aider à vivre le quotidien. Mais il y a évidemment un abîme entre cette cérémonie et le vrai dialogue avec le nourrisson, pratiqué tous les jours empiriquement par celui ou celle dont il saura intuitivement si il (elle) lui veut du bien
Conclusion
Nous avons maintenant pris Conscience qu'il est possible d'obtenir les mêmes résultats, mais également de bien meilleurs, en sachant ce que l'on fait, c'est à dire en disposant d'une formation analytique plus pertinente qui n'ignore pas la réalité scientifique.
Peut-être est-il temps pour nous de prendre plus de soin à attirer l'attention de nos étudiants en médecine, et surtout celle de nos futurs psychologues toujours, fragilisés par leur éloignement des réalités corporelles, sur le risque permanent de résurgence de la pensée magique dans les relations humaines.
En attendant, ne nous retenons surtout pas de parler à nos nourrissons, de les envelopper de cette bulle sonore protectrice, de leur offrir chaque jour ce cocktail étrange, cette potion magique où se mélangent l'amour et les mots, cet apport quotidien qui leur permet de croître et de commencer à exister.
Mais ne nous imaginons surtout pas qu'en leur racontant par exemple par le menu les péripéties de la vie de leur grand-père en Kabylie ils vont comprendre. Ils garderont certes la trace de ces mots en eux, à nous de les aider à élaborer un peu plus tard tout ce qui constitue leur passé et va leur permettre d'intégrer leur filiation.
(1) Voir en particulier : « A corps et à cris » de Caroline Eliacheff (Odile Jacob 2000)
(2) « L'enfant et la vie familiale sous l'ancien régime » Seuil (Points-histoire) 1975
(3) Les célébrations du centenaire de la naissance de la philosophe Simone Weil sont une occasion de rappeler qu'elle a été un exemple parfait de cette pathologie.
(4) « Psychologie des foules et analyse du moi » (chapitre sur l'identification) 1921
(5) « L'anthropologie structurale » Plon 1958 (voir en particulier le chapitre X : « l'efficacité symbolique »)