Mme de Montespan se désespéra à la première grossesse, se consola à la seconde, et porta dans les autres l'impudence aussi loin qu'elle peut aller (Mme de Caylus. »Souvenirs ». cité par Littré) Louis Velluet Ne soyez pas étonnés, vous ne trouverez dans ce numéro consacré à la grossesse aucune des « bonnes recommandations » que s'ingénient à rédiger à longueur d'années des professionnels trop souvent éloignés des vérités de la clinique quotidienne. Vous y trouverez beaucoup mieux : un éventail de situations réellement vécues, exposées crûment, décomposées et analysées dans le but de faire apparaître toute la complexité de la physiologie humaine ( sous le mot physiologie nous mettons, bien entendu, l'unité indissociable du psychisme et du fonctionnement corporel ). L'obstétrique a autant de mal à résister à la médicalisation (prononcer mécanisation) que toutes les autres disciplines médicales. Un exemple simple et frappant réside dans l'utilisation de l'échographie endo-vaginale, substituée au toucher manuel, pour apprécier l'état du col utérin gravide. Comme s'il fallait annuler le geste humain pour mieux appliquer le dogme du principe de précaution. On peut se demander combien il faudra de temps pour que les divers responsables d'enseignement prennent conscience qu'une technique n'exclut pas l'autre et que les procédés instrumentaux ne devraient être, finalement, que des outils au service de ce remarquable instrument de précision qu'est l'humain-médecin expérimenté. Si nous devions maintenant choisir un point important mis en lumière par le travail du Séminaire, ce serait sans doute en utilisant un genre d'axiome qui pourrait, au yeux de certains, passer pour un lieu commun : plus les choses paraissent changées et plus elles restent identiques. La révolution qui était censé donner aux femmes, par le jeu de la contraception et de l'interruption volontaire de grossesse, la disposition de leur corps et la faculté pleine et entière de concevoir selon leur bon plaisir, a curieusement manqué son but. Cela a peut-être permis d'exulter dans les médias à une frange extrême de la population féminine, celle qui dissimule sa haine du mâle et son besoin compulsif de s'emparer d'un phallus imaginaire, derrière des motifs nobles tel que libérer les femmes de « l'esclavage » dans lequel les hommes sont censés les tenir depuis toujours. Pour l'immense majorité des femmes elle n'a, par contre, modifié que de façon apparente la problématique du désir de grossesse et de la relation au masculin. Des voix éminentes du féminisme « normal » commencent d'ailleurs à s'exprimer sur le sujet_ (1) Dès que le chercheur a le courage d'aller, dans son analyse, au-delà des prises en charge stéréotypées il rencontre une énigme à laquelle peu d'humains osent se confronter : désir d'enfant et désir de grossesse ne sont pas synonymes. Aux extrêmes des comportements s'observent, d'un côté la multipare inaffective, indifférente à ce qui est sorti d'elle, de l'autre l'inassouvie stérile en quête d'un objet dont elle ne saura souvent que faire. Entre ces deux tableaux caricaturaux une infinité de situations différentes et complexes dans lesquelles notre rôle est d'essayer de comprendre l'importance respective de ces deux mouvements aussi ingouvernables qu'inconscients. Un problème important s'y rattache. Décelé au cours du travail il concerne des aspects occultés de la difficulté à concevoir. Les progrès techniques réalisés par la médecine et les changements des attitudes sociales n'ont fait que mieux mettre en évidence les impasses des conduites d'adoption et la difficulté de lutter contre les stérilités psychogènes (de loin les plus fréquentes) et de ne pas négliger la psychopathologie qui les sous-tend souvent. Pour le reste, pilule ou pas pilule, les enfants semblent toujours venir quand ils en ont envie. La seule nouveauté pourrait être leur apparition plus tardive, encore que les grossesses adolescentes ne soient pas rares et que le nombre des IVG devrait être pris en compte pour apprécier la réalité du décalage : un enfant avorté reste un enfant à prendre en compte dans les statistiques, quelle qu'ait été sa durée de vie cachée. Bref, l'intérêt de ce travail clinique, réalisé selon les normes de la technique de « l'observation participante » utilisée dans les sciences humaines, a peut-être été de montrer que beaucoup de femmes, influencées par les théocrates médecins ou philosophes, ont pu avoir l'illusion qu'elles maîtrisaient parfaitement le phénomène de la reproduction, alors qu'il n'en était rien. Quand aux hommes, ils savent bien, sans toujours se l'avouer, qu'aujourd'hui comme hier ils n'ont jamais maîtrisé quoi que ce soit dans ce domaine. (1) « Qui gardera les enfants ? Mémoires d'une féministe iconoclaste » Yvonne KNIBIEHLER. Calmann-Lévy 2007
Louis VELLUET Un des objectifs du travail de décryptage de la clinique, tel qu'il a été conçu et mis en pratique par l'Atelier depuis sa création, est de faire apparaître sous un jour nouveau des aspects occultés, ou même simplement banalisés de la pratique de la Médecine de Famille. Dans cette session sur la peau l'option s'est révélée productive, mais ses résultats un peu déconcertants. En effet, les interventions ont mis d'emblée en lumière la difficulté, pour beaucoup d'entre nous, de s'intéresser rationnellement aux problèmes posés par notre enveloppe. Les participants ont ainsi exprimé à plusieurs reprises leur impression que souvent se mettait en place un double déni. Déni du patient, occultant son affection, par exemple en sollicitant rapidement une quelconque pommade magique en toute fin de consultation. Déni du médecin, occupé à tout autre chose qu'à faire découvrir par le consultant les placages colorés dissimulés tant bien que mal. Paradoxe d'une collusion tacite des deux acteurs pour ne pas voir, ou ne pas laisser voir, ce qui est justement fait pour être vu. Il semble que les manifestations cutanées soient susceptibles de déclencher chez le médecin beaucoup plus que des sentiments d'intérêt professionnel ou de simple curiosité. Ont été évoqué sans détours des sensations de gêne, des mouvements de recul instinctifs, des réactions « quasi animales » devant certains tableaux dermatologiques. Si le praticien arrive à dépasser ces manifestations irrationnelles, il se trouve alors confronté à un tout autre problème qui est celui du vide. Avec une grande fréquence, tout se passe comme s'il n'y avait « rien à voir sous la peau ». Pour le dire autrement : comme s'il était difficile, voire impossible, pour les patients d'établir un lien entre ce qui se passe à leur surface et le reste de leur vie. Comme si les traces diverses apparues sur les corps - parfois depuis l'enfance - évoluaient pour leur propre compte. Comme si les manifestations diverses observées sur la peau présentaient le double caractère d'être imprévisibles et ingouvernables. Et pourtant, lorsqu'on s'attache à retracer l'histoire des patients depuis l'origine et lorsqu'on porte attention aux péripéties qui ont marqué leur existence, on ne peut qu'être frappé par les liens qui s'établissent immédiatement dans notre esprit entre certaines circonstances de vie et les poussées évolutives. Curieusement celui qui porte les stigmates de ses remous intérieurs semble être le seul à ne pas s'en apercevoir. En fait, on en vient finalement à penser que, dans le domaine de la dermatologie, plus encore que dans d'autres domaines de la pathologie « ce que nous fait le corps, c'est souvent nous qui le faisons sans le savoir ». Comment expliquer cet autre paradoxe ? Faut-il y voir la conséquence d'un refus inconscient d'accepter des vérités douloureuses, d'un refoulement indépassable, ou faut-il y voir celle d'une impossibilité structurelle ? Dans notre pays, les travaux de l'École de Psychosomatique ont beaucoup insistés sur cette incapacité des patients à relier les troubles physiques et les perturbations psychiques profondes qui les précèdent, attribuant ce clivage, présenté comme très difficilement réductible, à un défaut de « mentalisation », à une incapacité d'accéder à un processus de symbolisation. II nous semble que ce point de vue devrait être relativisé. Si nous devions évoquer un éclairage positif porté sur le sujet par le travail du séminaire, il concernerait l'évolution à long terme de ces affections considérées souvent comme irréductibles. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d'autres, la spécificité de l'approche de la Médecine de Famille se manifeste de la façon la plus évidente. Lorsque le praticien a pris conscience de ses conduites d'évitement, il peut mettre en oeuvre sa fonction essentielle de contenant. C'est en permettant au patient de régresser, en ne négligeant pas son corps, en s'attachant au contraire à s'occuper de lui sans réticence, qu'il pourra aider peu à peu son psychisme à s'éveiller. Dans la mesure où il n'aura pas peur non plus d'installer autour de lui une « enveloppe sonore », c'est-à-dire, tout bêtement, de lui parler. De l'entretenir de tout et de rien, du simple et du compliqué, de sa vie tout autant, sinon plus, que de sa maladie. Cela jusqu'à ce qu'il puisse construire les liens entre la chair et l'esprit et sortir enfin de son silence. Les livres : Il y a bien sûr l'incontournable :« Le Moi-Peau » de Didier ANZIEU aux éditions Dunod Et puis, paru tout récemment, « LA PEAU, reflet de votre état physique et psychologique » de Martine FABRE, qui propose un très large abord du sujet de façon claire et actuelle. Éditions Josette LYON (Paris)
Louis VELLUET La psychopathologie liée au travail, quels que soient les aspects qu'elle revêt, concerne les individus. Les médecins de famille n'y échappent pas, la constatation peut en être faite tous les jours. Ils devraient pourtant s'y trouver mieux préparés que d'autres : ce sont eux qui, non seulement la rencontrent quotidiennement, mais se trouvent plongés au plus profond des conflits qu'elle suscite, aussi bien que des drames qu'elle peut provoquer. Nous avons volontairement laissé de coté le problème spécifique du burn-out (1) ce phénomène d'épuisement qui frappe de plus en plus souvent les praticiens, pour nous en tenir à la méthodologie propre à l'Atelier : le travail sur la clinique de la relation thérapeutique. Nous nous sommes donc attachés à étudier ce qui se passe entre celui qui vient demander de l'aide parce qu'il souffre et celui qui est censé savoir pourquoi et donc détenir le pouvoir de le soulager. Nous verrons, chemin faisant, que la souffrance qui naît à propos du travail trouve ses origines dans beaucoup plus de situations traumatiques vécues ailleurs qu'on ne l'imagine habituellement, que ces situations soient contemporaines ou non. Nous verrons également que le malaise ou le conflit vécus sont pratiquement toujours susceptibles de réveiller des blessures dissimulées. La résolution du trouble sera alors d'autant plus difficile ou longue à obtenir que cette résonance avec le passé, récent ou ancien, n'aura pas été mise à jour. Un des pièges les plus difficiles à éviter dans le domaine de la pathologie du travail entendue au sens large, concerne les séquelles des traumatismes physiques. Le chapitre des Accidents du Travail reste un de ceux ou règne, aussi bien dans l’esprit des responsables non-médecins de toutes catégories que dans celui des experts, la plus grande confusion. Ce n'est pourtant pas faute de travaux sur ce sujet, les plus anciens remontant à quelques dizaines d'années (2).Si la réflexion du Séminaire ne s'est pas spécialement attachée à leur étude, elle a néanmoins indirectement contribué à éclairer certains aspects qui posent problème de façon récurrente, tout particulièrement celui des impotences sociales chroniques et des douleurs interminables. (1) Michel Delbrouck « Le burn-out du soignant » Ed. de Boeck. 2003 (2)Chertok.L,Bourguignon.O,Velluet.L « L'Omnipraticien et les lombalgies » Revue de Médecine Psychosomatique. 1973. Tome 4 La douleur est dans l'esprit de beaucoup de soignants, nécessairement liée à une modification physique. Il faut savoir que si une lésion ou un désordre physiologique sont obligatoires pour qu'une douleur apparaisse, la durée ou l'intensité de cette douleur dépendra ensuite dans une très large mesure de phénomènes subjectifs et non de l'importance de la blessure ou de la particularité fonctionnelle responsable du début des manifestations douloureuses observées. Dans le tableau initial se mêlent indissolublement la blessure ou le trouble somatique et leur retentissement psychique. Au cours de l'évolution, il arrive que l'élément subjectif prenne le pas sur la modification somatique et l'on observe souvent que les douleurs persistent, ou même s'intensifient de façon insupportable, alors que pour l'observateur le trouble physique est réparé. Il n'est pas rare, à l'inverse, ce qui est tout aussi surprenant pour l'observateur, que les manifestations douloureuses aient complètement disparues alors que les atteintes physiques persistent. Si nous faisons ce détour à propos de la douleur, c'est parce qu'il est ressorti de tous les tableaux présentés dans ce numéro que le médecin de famille exerce une fonction de protection du patient contre l'ignorance, trop répandue, des acteurs institutionnels en ce qui concerne les éléments subjectifs de la pathologie abordée. Il est, en tant que professionnel bien identifié, le facteur essentiel dans la mise en place des conditions qui permettent au processus de guérison de débuter, puis dans les cas favorables, de s'accomplir pleinement. L'attitude d'acceptation et de recueil sans préjugés de tout ce que déversent ces patients dans l'intimité du cabinet médical suscite parfois l'agacement des intervenants extérieurs. Ils ne la vivent que dans leurs fantasmes, faute de pouvoir y glisser un œil, et cette frustration mal vécue peut expliquer certains commentaires agressifs. En réalité, cette attitude ne paraît laxiste qu'à celui qui ne s'est jamais trouvé en difficulté lui-même. C'est lorsqu'il expérimente la souffrance de l'humiliation ou du rejet qu'un individu, quel qu'il soit, peut mesurer l'importance de cette interposition entre les structures insensibles et les sujets fragilisés. C'est l'honneur des médecins de famille que de jouer ce rôle, et il serait dommage que l'ignorance, ou la suffisance, de quelques-uns viennent entraver _'exercice de cette responsabilité première, sans doute aussi vieille que la Médecine elle-même.
«La folie est une maladie inconsciente d'elle-même» Henri Ey Louis VELLUET L'intérêt de l'élaboration réflexive européenne qui a abouti au cours des siècles précédents à distinguer névrose et psychose réside dans la séparation claire qu'elle institue entre deux modes de fonctionnement psychique. Dans l'un, le sujet est présenté comme conscient de l'incongruité de certains de ses comportements, au point de chercher parfois de l'aide pour les comprendre. Il peut d'ailleurs être, plus souvent encore, enclin à les dissimuler. Le concept freudien de refoulement est en adéquation avec ce mouvement : refouler, c'est savoir sans vouloir savoir. Néanmoins, en théorie, tout refoulement devrait pouvoir être surmonté. Dans tous les cas l'idéal serait de donner au sujet le plus de chances possibles de se connaître. Dans l'autre situation, le sujet est présenté comme un malade ignorant sa maladie. Il est dans l'incapacité de se retourner à chaque moment de sa vie sur son histoire, d'en prendre acte et de l'examiner afin de travailler sur ce qui fonde son identité. La possibilité d'un changement réel et profond quelle que soit la thérapeutique envisagée, paraît illusoire. Tout véritable clinicien sait par expérience que cette conception un peu manichéenne de la pathologie mentale demande à être relativisée. La pratique au long cours de la médecine de famille, tout particulièrement, relève une infinité de variantes se situant à plus ou moins grande distance de l'une ou l’autre description. Les classifications internationales tentent sans grand succès de résoudre ces difficultés en gommant les concepts et les mots antérieurs et en répertoriant une poussière de symptômes. Leur limite est d'en rester au niveau des apparences sans aborder le fond du problème. Il semble donc que la véritable question à poser est celle de savoir sur quelle base solide nous pourrions nous appuyer pour approcher l'essence de la folie. S'il est clair en effet que les progrès scientifiques à venir permettront de découvrir et de corriger les anomalies métaboliques responsables de certains tableaux cliniques actuellement hors de la portée de nos thérapeutiques, il est tout aussi clair que les croyances irréductibles continueront à exercer leurs ravages, ravages liés à l'infirmité de l'esprit humain. Nous proposerions volontiers de distinguer deux grandes formes de folie en nous appuyant sur un trait clinique également mis en lumière par les écoles psychiatriques européennes, celui de la conviction inébranlable. Dans cette hypothèse nous observerions d'un côté les quelques maladies que nous espérons à terme curables, de l'autre les innombrables manifestations de nos folies ordinaires, toutes aussi dramatiques et dangereuses que les précédentes. Dans cette perspective le caractère spécifique de la folie consisterait dans l'impossibilité d'extirper une conviction devenue proprement indéracinable. Sa finalité serait de refuser le monde de l'Autre, de se séparer radicalement de lui. Toute l'énergie vitale du sujet serait mobilisée pour se retrancher dans un univers clos proscrivant la différence, donc, très souvent, la vie elle-même. Ainsi seraient proches par exemple, malgré les apparences, des trajectoires aussi dissemblables que celle de l'anorexique qui se suicide en mettant en pratique l'interdit de la jouissance et celle du Fou de Dieu victime du fanatisme religieux répandu par l'Islam (Nous disons bien l'Islam et non l'islamisme car c'est bien la pensée sémitique binaire, véhiculée par la religion, qui est à l'origine des dérives sanglantes). L'un et l'autre mourant dans un mouvement parfaitement ambivalent à la fois affirmation folle de leur identité et preuve de leur aliénation par un entourage mortifère. C'est sans doute ce concept de la conviction inébranlable qui nous permet d'établir un pont entre les descriptions extrêmes, à travers une infinité de patients différents, détenteurs ou non du label de fa folie officielle. Il est important de prendre conscience que toute forme de folie telle que nous la définissons est en réalité, une tentative de survivre aux blessures infligées par un environnement maléfique. Quels que soient ses caractères propres et donc sa position sur le spectre entre névrose et psychose, le sujet lutte pour préserver la part essentielle de lui-même. Cela se fait avec plus ou moins de bonheur selon l'endroit où il se situe : de façon coûteuse et inadéquate à l'extrémité psychotique, d'une façon apparemment plus raisonnable à l'autre extrémité, dans le névrotique, si l'on accepte de faire abstraction des inévitables, et souvent tragiques, dégâts collatéraux, sociaux ou familiaux (Le caractère sacré, quasi-religieux, intouchable de l'engagement dans la littérature, pourrait bien être une forme méconnue de la conviction inébranlable. Il suffit d'ailleurs pour s'en convaincre de porter un regard un peu clinique sur les biographies d'un certain nombre d'écrivains célèbres.) Cette tentative peut certes échouer et se terminer par la disparition du sujet, puisqu'aussi bien il ne s'agit là que d'une position défensive, mais elle peut également bénéficier d'un renfort, efficace en dépit des nombreux obstacles rencontrés, celui d'un travail psychothérapeutique au long cours, effectué dans la proximité. Et c'est pour cela que nous sommes là.
«Ces mystères nous dépassent feignons d’en être les organisateurs» Jean Cocteau («Les mariés de la Tour Eiffel» Louis VELLUET Ce qu’un large consensus superficiel nomme «la maladie asthmatique» pose un problème qu’il est toujours délicat d’aborder sans précaution, celui des croyances erronées en médecine. Nous l’aborderons sans faux-fuyants, forts des nombreux travaux publiés par les psychosomaticiens dans ce domaine depuis plus d’un demi-siècle et des vérifications apportées chaque jour par les suivis au long cours en médecine de famille en ce qui concerne leurs hypothèses. La doctrine complaisamment diffusée dans le monde médical expose que les patients victimes de l’asthme sont atteints d’une maladie inguérissable dont il convient de redouter les complications, jusque et y compris les issues fatales au cours des états de mal. Cette doctrine doit être serinée aux patients qui doivent être «éduqués» et sévèrement incités à la rigueur. Elle se trouve malheureusement en contradiction avec la vérité scientifique. Il est important de savoir qu’en absence de lésions anatomiques associées ou de facteurs intercurrents, infectieux tout particulièrement, la crise d’asthme est un phénomène fonctionnel, donc réversible. Ignorer que sa résolution peut être spontanée conduit à adopter des modes de prise en charge inadaptés, anxiogènes et potentiellement mortifères. Un point doit être tout particulièrement souligné. Si l’asthme survient en effet le plus souvent chez des sujets présentant une prédisposition génétique ainsi qu’une hyperréactivité et une labilité des régulations immunitaires, il s’accompagne tout aussi fréquemment d’une structuration psychologique caractéristique. Il est habituel de mettre en évidence une organisation particulière des représentations mentales dont l’origine remonte au tout début de la vie. En simplifiant à l’extrême : on retrouve de façon constante chez ces sujets une dépendance archaïque, une extrême difficulté à se défaire des règles de vie intériorisées (Voir à ce sujet : Gérard SZWEC «La psychosomatique de l’enfant asthmatique». Le fil rouge (P.U.F. 1993) ouvrage qui comporte une bibliographie exhaustive). Le conflit permanent entre l’état de dépendance et le besoin vital de maîtriser son propre espace psychique peut être résolu habituellement que par un travail psychothérapeutique. C’est très tôt, dès le début de la prise en charge, que ce travail doit être entrepris chez un patient soupçonné de pouvoir être sujet à l’asthme, et quel que soit son âge. Il s’agit à la fois de préserver la qualité de vie dans l’immédiat, et donc de se servir sans restriction de tous les progrès de la pharmacologie dans ce domaine, mais dans le même temps de mettre en route la procédure susceptible d’éviter l’apparition des complications liées à l’ignorance trop répandue de la physio-pathologie de cette affection. L’intrication constante des facteurs psychiques et somatiques rend nécessaire une approche individualisée à l’extrême. Celle-ci est toujours difficile car elle s’adresse le plus souvent à un patient enfermé dans un monde de convictions familiales, parfois renforcées par celles des intervenants médicaux et par leurs angoisses. Des mois seront nécessaires, parfois des années, pour amener ces patients à prendre conscience du parallélisme entre les stress liés aux évènements de vie et les fluctuations de leur pathologie. La prise de conscience progressive des liens entre leurs mouvements émotionnels dont l’expression est impossible et le déclenchement des crises suppose que le patient apprenne peu à peu à s’exprimer et à faire le tri entre les effets des croyances distillées par son entourage premier et la réalité extérieure. Il est donc préférable d’intervenir dès l’enfance sachant pourtant que l’enracinement de l’entourage dans ses certitudes psychiques et ses pulsions d’emprise incontrôlées constitue un obstacle redoutable (Cf : l’exemple historique de Mme Proust et de son petit Marcel. Proust a 34 ans lors du décès de sa mère. Il restera enfermé, inconsolable et inguérissable). Lorsqu’il s’avère insurmontable la solution, certes imparfaite, mais indispensable pour préserver le sujet, reste la fuite. Les exemples peuvent s’en observer tous les jours. On voit en quoi le désir de maîtrise incontrôlé et irrationnel du médecin peut aller à l’encontre du besoin vital de se libérer éprouvé par son patient. Ce désir de maîtrise pérennise la maladie au lieu de faire disparaître ses manifestations. Prendre conscience de ces phénomènes permet au médecin de famille de conserver ses «asthmatiques» en bonne santé, et le plus souvent sans crises lorsque le travail sur leurs représentations inconscientes a abouti à un déconditionnement suffisant. Si le «locus minoris réistanciae» des auteurs classiques subsiste et peut favoriser certaines rechutes, l’évolution générale s’en trouve néanmoins fondamentalement modifiée. Cela doit nous inciter à être particulièrement vigilants car un risque récurrent, inhérent à notre propre conditionnement par l’éducation médicale, demeure de vouloir régenter à tout prix ce que nous ne comprenons pas, parfois avant même d’avoir été rechercher la vérité scientifique là où celle se trouve.
Louis VELLUET Les théorisations sur lesquelles sont fondées la psychothérapie spécifique qui s’exerce en médecine de famille et sa pédagogie ont été l’aboutissement d’un demi-siècle de recherches. Elles ont d’abord été publié par des psychanalystes et des psychosomaticiens. Ces derniers ont été ensuite relayés par des enseignants généralistes ; tout particulièrement à l’U.F.R. de Bobigny, mais également dans les facultés de Rennes (1) et de Créteil. Nous sommes pourtant confrontés, à leur propos, à une situation paradoxale. Les travaux dans ce domaine, d’une importance capitale pour les équilibres vitaux de la population, reposent en effet sur des définitions à la fois pragmatiques et simples. Qui plus est, les prémices en ont été, pour certains, formulés dès l’antiquité. Notre époque a affiné les concepts et les a finalisés grâce au développement des sciences humaines. Pourquoi sont-il si ostensiblement ignorés ? (2) Il semble qu’une rupture dans la continuité de la transmission se soit produite dans notre pays au cours des années qui ont suivi la mise en place de la réforme Debré. La dimension fondamentale de l’exercice médical qui s’applique dans le milieu de vie de la population était, jusqu’à une époque très récente, soit ignorée de nos institutions médicales, soit, le plus souvent, occultée par un amas de matières aussi dissemblables que la psychopathologie, l’éthique, l’anthropologie, l’ethnopsychiatrie, ou même pire, les pratiques naïves de «la communication». De sérieuses mises au point s’imposaient donc. Quelques unes ont déjà été publiées, nous poursuivons aujourd’hui en présentant un éventail de situations cliniques significatives, mais avant de laisser la parole aux cliniciens, il convient de rappeler deux points essentiels.
La psychothérapie spécifique du médecin généraliste est indissociable d’une certaine manière d’aborder le corps des patients, «ce qui la différence radicalement des pratiques spécialisées ou hospitalières» (3). Dans la mesure où la médecine générale est à la fois science du particulier et science du vivant «in situ», s’impose le respect du patient en tant que sujet, la prise en considération de son corps non comme objet d’étude séparée mais comme élément non dissociable de l’esprit qui l’habite. Il est aussi impossible au médecin de famille de laisser le corps à distance respectueuse, comme le pratique communément la psychiatrie, que de feindre d’ignorer l’influence de la psyché sur les équilibres somatiques, comme cela se pratique dans les spécialités médicales ou chirurgicales. Il ne peut jamais oublier qu’il pénètre dans un espace qui est celui d’une intimité non sécable. Il ne saurait être question pour lui de faire abstraction de la structure psycho-affective de chaque patient et du rôle qu’elle joue inévitablement dans toutes les pathologies. Le déchiffrage du sens profond des manifestations présentées par ceux qui viennent chercher de façon habituelle un premier recours auprès du médecin de famille est une exigence préalable à toute démarche de soin. Cette exigence est absolue car, même dans les cas les plus extrêmes, les traumatismes de tous ordres ou les différentes formes que revêt la malignité, les dispositions à prendre ne doivent jamais faire oublier qu’ils surviennent en fonction des multiples relations de causalité qui donnent à chaque vie humaine une orientation originale. Si cette réalité fait encore parfois scandale, il faut en attribuer la raison à une méconnaissance trop répandue des processus psychosomatiques les plus élémentaires. Dans le cadre de cette présentation nous nous contenterons de mettre l’accent sur celui dont la connaissance est essentielle parce qu’il constitue le ressort fondamental de toute relation thérapeutique.
Le phénomène de la régression réside dans la capacité des individus à mettre en jeu les mécanismes de défense les plus primitifs lorsque l’agression ou la défaillance du corps les surprennent. Ce mouvement de retour en arrière physiologique, qui permet de prendre appui sur les ressources les plus archaïques de notre nature, a la particularité de réactualiser non seulement ces forces mais les conditions plus ou moins favorables qui ont présidé à leur développement. Un caractère extraordinaire de notre condition humaine réside ainsi dans le fait que l’état de régression ne peut être bénéfique que dans la mesure où il réactualise également la recherche initiale d’une puissance protectrice et dans la mesure où il est répondu à cette demande. Ce transfert archaïque peut se manifester dans la situation psychanalytique. Dans le cadre de la relation médicale il repose également sur la croyance dans le supposé-savoir et le supposé-pouvoir de l’interlocuteur mais cette croyance a l’étrange particularité de stimuler la mise en route des processus internes qui favorisent la guérison, par exemple en harmonisant nos réponses humorales ou immunitaires (4). La machinerie, certes indispensable, mais comme nous allons le voir surestimée, de notre médecine technicisée peut jouer ce rôle, mais son action ne sera jamais complète s’il ne s’y ajoute le regard d’un humain bien spécifié qui donnera ainsi un visage actuel à l’instance protectrice des premiers temps de la vie et rendra aux énergies originelles leur pouvoir. Il faut avoir entendu des infirmières ou des étudiants en médecine s’exprimer librement dans des groupes de formation psychologique, pour prendre conscience du poids décisif que pèsent parfois dans la guérison les quelques gestes humains qui échappent à tous les protocoles et à toutes les rigidités institutionnelles. C’est dans le domaine qui nous concerne directement, celui de la médecine de famille, que le phénomène que nous avons évoqué acquiert toute son importance. La présence proche, à visage humain, accessible à travers le temps et l’espace, du praticien, joue un rôle irremplaçable car elle peut conférer au transfert qu’elle suscite le pouvoir de favoriser au cours des temps apaisants de la régression, de multiples effets de prévention. Nous ne sommes pas sûrs que les croyances médicales dominantes permettent de bien mesurer l’importance de ce qui peut se passer dans la confidentialité des cabinets au profit des patients de tous âges. Elles semblent ignorer que, largement en amont de nos institutions, beaucoup de processus morbides pourraient être traités, et parfois empêchés avant même d’apparaître. (1) C’est ici l’occasion de rendre hommage à Pierre GUICHENEY, premier généraliste à avoir occupé une Chaire de Psychologie Médicale dans cette faculté. (2) Rappelons que la définition européenne de la Médecine Générale a été transmise à tous les pays de l’Union par la résolution 77/30…..datée de septembre 1977. (3) Et non «un peu» et «beaucoup», comme une regrettable erreur de transmission l’a fait écrire lors de la publication. Il s’agit bien d’une différence de nature et non de degré. (VELLUET L. et CATU-PINAULT A. «La psychothérapie spécifique du médecin de famille». Exercer n°60 Janv. Fév. 2001, 4-10). (4) Les mêmes phénomènes peuvent se produire en cours d’analyse. Il n’est pas rare d’apprendre a postériori que des manifestations déclarées «inguérissables» se sont mystérieusement évanouies au cours de la cure. BIBLIOGRAPHIE Alexander F. «La médecine psychosomatique» P.B.P. Réédition Payot et Rivages (2002). Balint M. «Le défaut fondamental» P.B.P. (1977). Balint M. «Amour primaire et technique psychanalytique». Payot et Rivages (2001). Balint M. «Les voies de la régression» P.B.P. (réédition 2000). Marty P. «L’ordre psychosomatique» Payot (1980). Mc Dougall J. «Théâtres du Je» Gallimard (1982). Mc Dougall J. «Théâtres du corps» Gallimard (1989). Reynolds A.M., Velluet L. «Fondements théoriques pour l’établissement d’une filère d’enseignement par des praticiens». Rev. Educ. Médicale (1984). Velluet L. «Apport spécifique du généraliste à l’enseignement» Rev. de Méd. Pscyhosomatique (1976). Velluet L. «Médecine de famille et Psychanalyse» Bobigny (1995). Winnicott D.W. «Jeu et réalité» Gallimard (1975).
It’s so strange Must be the season of the Witch (Donovan) Louis VELLUET Sommes-nous revenus aux temps que certains présentaient comme «les ténèbres du Moyen-âge» ? On pourrait le croire si l’on ne prenait en compte que le charivari médiatique qui nous assourdit. La médicalisation sauvage a pris la dimension d’une épidémie incontrôlable. Impossible d’ouvrir les étranges lucarnes de la télévision lorsque tombe la nuit, sans être agressé par les hurlements de jeunes hyperactifs censés sauver l’humanité soir après soir. Lorsqu’ils s’éclipsent enfin, ils sont relayés par de bonnes âmes qui pressent quelques victimes de s’exposer en dispersant à tous vents l’histoire des maux qu’ils ont subis et l’état présent de leur psyché. Il devient difficile pour les profanes de faire le tri entre la fable et le témoignage, entre la réalité et les amplifications hystérisées. Il semble que nous ayons basculé sans nous en rendre compte dans un monde parallèle. Urgentville, cité de fiction ou règnent les sirènes et leurs incantations trompeuses, est devenue notre univers. Lorsqu’on sait que la plupart des urgences pourraient être traitées calmement en ville, au plus près de la population, et que toute souffrance ou dysfonctionnement psychique exige pour être soulagé l’intimité et une confidentialité sécurisante, on en vient à se demander si beaucoup de nos confrères médecins et beaucoup de ceux qui se disent spécialistes de la psychologie n’ont pas perdu la tête. Savent-ils encore faire la différence entre l’indiscutable de la Science et les croyances irrationnelles avec lesquelles il peut coexister ? Ont-ils oublié que l’esprit humain peut être sujet à d’étranges infirmités, nul d’entre nous n’en étant protégé ? Travailler au quotidien sur le problème des dépendances nous ramène à la réalité la plus triviale, celle d’un monde où, en dépit de tous les progrès scientifiques l’être humain a gardé les mêmes caractères spécifiques depuis quelques dizaines de milliers d’année. L’intuition populaire le disait à travers ses sentences, les neuro-sciences l’établissent plus clairement chaque jour : c’est au cours des premiers mois, y compris ceux de la vie intra-utérine, que se mettent en place les mécanismes des régulations qui permettront à l’individu de survivre et, s’il dispose d’un peu de chance, de croître dans l’harmonie. L’expérience clinique enseigne que réparer n’est jamais qu’un pis-aller, même si la plupart d’entre nous s’y adonnent avec foi au long des années. Le processus délicat de la prévention est le seul qui soit réellement efficace à terme, il repose sur l’établissement de liens humains précoces et fiables, primordial il demande à être prioritaire. Il est à nos yeux grand temps de redonner à la relation médicale personnalisée la place qui lui est due. Les carences éducatives généralisées, la faillite des contenants parentaux archaïques laissent les individus à la merci de toutes les substances et de toutes les doctrines dépersonnalisantes, qu’elles soient illicites ou dispensées par une médecine souvent aveuglée par des dogmes quasi religieux aux dépens de la vérité scientifique. Ainsi donc, il n’est pas certain que nous ayons progressé depuis ce Moyen-âge si décrié. Il est même possible que nous soyons en train de reculer très vite par rapport à lui, car, en dépit des superstitions et des conditions de vie qui furent à certaines périodes insupportables, il pouvait également déborder de générosité et de vitalité. Pour ce qui est de nous, avant que se reconstitue le maillage social indispensable au sein duquel les médecins de famille pourront être à nouveau les protecteurs de la vie, il nous faut parer au plus pressé. Nous avons souhaité qu’en dépit de leur caractère parfois désespérant, les cas relatés dans ce numéro donnent une idée plus exacte de ce qu’est réellement la réflexion médicale et de ce qu’apporte une relation thérapeutique humanisée. Ce pourrait être un hommage à tous les thérapeutes (et pas seulement les médecins de famille) qui ont su raison de garder.
Louis VELLUET La part subjective du phénomène douleur est depuis toujours source de perplexité, aussi bien que d’angoisses inavouées, dans le monde clos où sont requis d’exister la plupart des médecins. Il a quelques décennies, l’idéologie dominante prétendait distinguer, sans erreur possible, les lésions ou les pathologies susceptibles d’entraîner des douleurs de celles qui ne devaient en aucun cas en provoquer. Le patient était prié de se plier à cette discipline et de souffrir dans les règles. Regrettablement, tout comme aujourd’hui, certains individus s’obstinaient à souffrir en dépit du bon sens, ils étaient sévèrement jugés. Sans doute est-ce cette conception de l’autorité magistrale qui a fait naître parmi les jeunes couches médicales la rumeur selon laquelle nos collègues des générations précédentes refusaient de soulager les douleurs de leurs patients, y compris, scandale, celles des enfants. Ce n’est pas lieu de faire justice en détail de ces conjectures basées sur l’ignorance d’un passé pourtant récent, nous y reviendrons. Le monde médical présentant la particularité de ne trouver son équilibre et sa sécurité que dans la production de mythes organisateurs, il est plus urgent d’identifier l’idéologie qui suscite ceux de ce début du XXIème siècle concernant le thème que nous abordons. La tâche n’est pas très difficile car celle qui occupe aujourd’hui largement les médias, qu’ils soient médicaux ou destinés à un plus large public, est d’une grande simplicité. Le nouveau credo proclame que le client est roi, la douleur illégitime, et que son élimination justifie tous les moyens, des plus habituels aux plus extrêmes. En fonction de cette doctrine, le médecin ne devrait plus être celui qui tente de discriminer les effets et les causes et de comprendre pour intervenir, mais celui qui soulage sans réfléchir. Il devrait être humble devant ceux qui, non seulement bénéficient du droit imprescriptible à la santé, mais, pense-t-il, exigent de surcroît le confort, si ce n’est la béatitude. Les mêmes autorités qui, au siècle dernier, jouaient les inquisiteurs et scrutaient d’un œil impitoyable les prescriptions de « toxiques » à la recherche de dérapages, cautionnent maintenant sans pudeur l’usage larga manu des morphiniques. Ils semblent avoir oublié que la revendication première des patients, aujourd’hui comme hier, est que le médecin soit compétent et assuré de ses diagnostics et de ses décisions. Or, il faut bien convenir que cette position devient de plus en plus difficile à tenir devant les revendications imprévisibles de certains de ces patients, nourries par la démagogie des grandes organisations sociales et l’inadaptation hospitalière à la réalité de terrain. Que devient la prise en charge de la douleur dans tout cela ? Elle ne se fait pas nécessairement mieux, malgré les apparences, que précédemment. Quels que soient les gadgets utilisés pour mesurer son intensité, c’est toujours la subjectivité du patient qui oriente, et trompe souvent, le praticien. L’usage des opiacés n’est pas aussi libre et facile qu’on le proclame, les vieilles peurs habitent toujours les inconscients et freinent des gestes qui seraient peut-être justifiés. En dernier ressort, c’est, la plupart du temps, le médecin qui décide en fonction de ses présupposés et de son organisation névrotique. Cela se fait, avec innocence, dans la confusion et l’ignorance des données scientifiques les plus élémentaires. Rappelons donc que les facteurs subjectifs dont dépend la façon pour un sujet adulte de ressentir la douleur et de l’exprimer sont essentiellement liés aux conditions dans lesquelles se sont effectué les processus ontogénétiques aboutissant à sa personnalité définitive. Pour lui, la physiologie de la douleur est ainsi largement dépendante de sa réalité psychique, elle-même étroitement dépendante de la mémorisation de ses expériences les plus précoces. Cette vérité expérimentale est, à juste titre, délibérément ignorée dans l’urgence, encore que les travaux effectués en temps de guerre aient montré, depuis longtemps, qu’un tiers des blessés au combat ne réclamaient pas de calmants dans l’immédiat (Cités par H. Laborit. («Physiologie générale de la douleur» in «Agressologie» 1965).). Elle prend, par contre tout son sens lorsqu’on s’attache à l’étude des douleurs chroniques quelles que soient leurs localisations et leurs expressions. Les observations présentées au cours du séminaire dont nous rendons compte ont bénéficié pour la plupart d’un suivi de plusieurs années. Elles permettent, avec le recul, de décrire plus précisément l’inévitable enchevêtrement des causes. Elles démontrent, s’il en était besoin, que l’efficacité thérapeutique passe, en matière de douleur, par la reconnaissance d’un sujet correctement identifié, dont tous les caractères originaux ont pu être mis à jour. A la condition également que ce sujet établisse, avec un praticien bien identifié lui-même, une relation transférentielle tangible et durable.
«Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entrouvre jusqu’au fin fond de la première enfance. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça et nous prenons la suite»( «Ecrits» (in «La direction de la cure», p.617 et suiv.)) Jacques LACAN Louis VELLUET Le génie a ses privilèges. Entre autres, celui de dire le vrai, sans même savoir de quoi il parle. Il est saisissant de lire sous la plume de Lacan une phrase qui définit si parfaitement ce qui affleure à chaque minute et sous-tend tout l’exercice de la Médecine de Famille. Lui qui, comme Freud, n’a eu de cesse que de séparer la Psychanalyse de la Médecine, cette chose impure. Lui qui se gaussait de la pensée de Michael Balint (Séminaire. Livre I «Les écrits techniques de Freud». Chap XVI et Chap. XVII. Premières interventions sur Balint, p.227 et suiv.) sans comprendre combien elle était éclairante et combien elle était en phase avec tout ce que nous révèle chaque jour la neuro-biologie. Sans doute faudra-t-il encore de nombreuses années avant que les psychanalystes « mathémisants » et les adeptes de la médecine somaticienne, aussi éloignés les uns que les autres de la vérité scientifique, comprennent que l’individu ne peut survivre qu’au sein d’une bulle affective, au prix du maintien d’échanges interhumains fiables. Lieu commun, le sujet seul est impensable, au sens propre du terme. Tout être humain est en perpétuelle demande. Dès son apparition, il quête la vie, tournant sa bouche vers sa source. Sa survie dépend des liens qu’il va établir avec ceux qui peuplent le monde extérieur. Le plus souvent, par chance, il est attendu, sa demande a été anticipée. Parfois il lui faudra la renouveler avec rage pour être accueilli. Son développement ultérieur ne se fera harmonieusement que s’il peut rencontrer d’autres sujets susceptibles de lui répondre. Adolescent ou adulte, il s’organisera tant bien que mal sur la base de ses premiers acquis relationnels et progressera en fonction de ce que son environnement social lui permettra d’investissements. Il avancera, tâtonnant, projetant souvent à l’aveugle ses demandes. Tout au long de ce cursus existentiel la Médecine joue son rôle, plus ou moins présente selon les fortunes de vie. Lors de chaque accident de parcours elle réapparaît inévitablement. Elle peut prendre les formes de la réparation ponctuelle ou de l’hypertechnicité, mais il existe une forme plus discrète dont l’importance est décisive pour tout avenir et dont les effets bénéfiques sont immenses. La Médecine de Famille peut être, pour tout individu, un lieu d’investissement privilégié lorsque l’entourage fait défaut. Elle supplée parfois les carences sans même que le patient et le généraliste en soient pleinement conscients. Supposée savoir, mais ne sachant pas tout, elle est rassurante sans être aliénante. Elle peut accueillir toutes les apparences que revêt la demande du sujet. Elle crée à son usage un espace virtuel à plusieurs dimensions («Les trois espaces de la relation thérapeutique en Médecine de Famille» (in «Pédagogie de la rel.thérap.» Travail collectif. Conférence Permanente de la Médecine Générale.) où il peut trouver refuge lors des états de régression, bénins ou sévères, qui le surprennent, et rassembler son énergie libidinale pour reprendre ensuite sa course. Mieux encore, le simple fait de savoir que cet espace sera à sa disposition s’il le souhaite, favorise sa maturation et son épanouissement. Savoir qu’un recours est accessible en permanence préserve en chacun de nous le sentiment profond de sécurité qui permet d’avancer dans l’existence mais également de devenir peu à peu celle ou celui qui, à son tour, sera capable de générer autour de lui des espaces de recueil et parfois de renaissance.
Louis VELLUET Rien ne peut mieux illustrer la complexité de la physiologie humaine que l’étude des équilibres neuro-endocriniens. Sans cesse remis en cause par la nécessité de s’adapter aux conditions changeantes de la vie de relation, ils sont également soumis, à mesure que se construit une personnalité autonome, à la pression interne de ce que les psychosomaticiens ont appelé la mentalisation et que nous nous contenterons de caractériser comme l’activité de pensée. Les travaux de la psychologie, les acquisitions indiscutables de la psychanalyse, et ceux, en pleine évolution, de la neuro-physiologie, éclairent peu à peu, si nous les conjuguons, la façon dont s’intègrent en nous, les innés, produits de nos gênes, et les acquis, ressources de la mémoire du corps et de l’imaginaire. Nous comprenons mieux comment les deux grandes forces instinctuelles qui assurent la survie de l’espèce, la pulsion orale et la pulsion sexuelle, s’étayent l’une l’autre. Quelles que soient les déterminations génétiques, il est très vraisemblable que se mettent en place très précocement des processus psychiques dont dépendront dans une très large mesure les régulations pondérales. De même, c’est sans doute aussi précocement que les représentations de la sexualité induites ( on est tenté de dire « injectées » ) par les convictions conscientes et inconscientes de l’entourage parental, s’installent. Si elles ne produisent leurs effets sur les régulations hormonales que bien plus tard, elles n’en commencent pas moins d’être reçues dès la naissance. Nous apprécions de mieux en mieux la capacité organisatrice des représentations mentales. Nous savons que la conviction d’appartenir à un sexe plutôt qu’à un autre peut être largement influencée par le jeu des inconscients parentaux, quelle que soit la réalité anatomique (Voir à ce sujet : « Bisexualité et différence des sexes ». (Nouvelle Revue de Psychanalyse n°7. 1973). En particulier les articles de Léon KREISLER et Robert STOLLER.). Nous observons les conséquences sociales des fantasmes et des croyances pathologiques concernant le sexe, à travers l’apologie de la confusion des genres complaisamment propagée par tous les médias. Plus concrètement, nous mesurons quotidiennement, tout au long de notre exercice, chez nos patientes (mais aussi chez nos patients) la labilité du fonctionnement hormonal à travers les vicissitudes de la puberté, de la procréation ou de la ménopause. Hors normalité, les syndromes d’anorexie – boulimie, où le refus de la sexualité se concrétise dans les perturbations de l’oralité, illustrent clairement les intrications instinctuelles des tous premiers temps de la vie (Voir les textes de B. RAYNAL et J.F AUTHIER in ATELIER no39 « L’usage de la distance en Méd. De Famille ».). De même les obésités monstrueuses qui s’épanouissent aux Etats-Unis ne sont peut-être pas uniquement dues à la culture de l’ice-cream comme des commentateurs simplets voudraient nous en persuader. Peut-être faudrait-il s’interroger sur l’influence de la régression sexuelle qui persiste sous le masque d’une pseudo-liberté et sur l’état d’insécurité perpétuelle, psychologique et physique, dans lequel vivent certaines couches de la population. Tout ce que nous venons de rappeler amène inévitablement à reposer le problème de la recherche clinique. Passé le temps de la démarche analytique qui décompose et répartit les phénomènes dans les différents secteurs de la recherche fondamentale, doit intervenir un second temps. La science médicale pour être crédible se doit de poursuivre en étudiant « in vivo » les interactions des systèmes vitaux. Pour cela, il apparaît indispensable que nous renouvelions notre approche clinique. Il devient impossible de se dispenser de l’étude très précise du trajet vital parcouru par un sujet, aussi bien antérieurement que postérieurement à sa rencontre médicale. Il importe de dresser et de compléter progressivement le tableau des péripéties évènementielles vécues. Cette approche « historisante » permet de repérer les traces des répétitions fonctionnelles aussi bien que d’établir des corrélations entre les conditionnements premiers induits et les évolutions morbides. En Médecine de Famille ce suivi longitudinal individualisé est le plus propre à s’inclure dans une démarche hypothético-déductive visant à dépister les impasses des méthodes purement statistiques, selon le principe de réfutabilité énoncé par Karl POPPER (K. POPPER. « La logique de la découverte scientifique ». Payot 1973). C’est au défrichage de ce mode spécifique de recherche que, comme à l’habitude, se sont attelés les rédacteurs des observations présentées dans ce numéro qui, nous l’espérons, stimulera votre réflexion personnelle.