Louis Velluet.
Puisque jouer avec les mots est, tout autant que la voile, un sport à la mode, on nous pardonnera, j'espère, de nous embarquer pour des métaphores maritimes.
Une Société de recherche et de formation comme l'Atelier et, sur certains points, comparable à ces grands voiliers de compétition qui enthousiasment les foules. Comme eux, elle trace sa route au large (mais pour découvrir les formes nouvelles des vérités éternelles), veillant à s'en écarter le moins possible.
Poussée par le désir de savoir qui, comme les vents, souffle de façon capricieuse et pourtant irrésistible, elle avance selon un cap, maintenu par son gouvernail mais aussi par ses dérives (1).
Ces dérives, notre bâtiment en compte deux symétriques et complémentaires. Toutes deux nous importent également, toutes deux nous garantissent notre avance dans la bonne direction : littérature (2) et Balint assurent une route rectiligne.
La littérature, parce qu'elle conditionne une description exacte des phénomènes, parce qu'elle seule permet de saisir, à travers le choix du mot juste, la rigueur grammaticale et le support de l’étymologie, l'essentiel des manifestations du vivant dans lequel baigne le médecin de famille.
Mais aussi, parce qu'à travers le jeu de la lettre, peut apparaître ce qui tient à l'inconscient.
A l'inverse du jargon technico-scientifique qui, s'épurant pour atteindre le général, schématise, appauvrit la matière et finalement exclut l'affectif, l'écriture, surtout lorsqu'elle est sécrétée quasiment impulsivement, permet de transcrire ce qui est imprimé en nous et que nous ignorons.
Ses détours, ses failles, ses incertitudes sont d'autant de preuves que l'inconscient la travaille, et par là, nous ramène à notre seconde dérive :
le Balint, nom propre devenu si commun que personne ne sait plus très exactement ce qu'il recouvre, et, pour notre stabilité, l'autre pièce essentielle.
C'est parce que la relation transférentielle se déploie d'une façon particulière entre les différents acteurs de la Médecine de Famille, c'est parce que les effets inconscients y modifient de façon spécifique l'approche du diagnostic, la mise en oeuvre de la thérapeutique et les variations évolutives que nous pouvons tracer un cadre théorique pour délimiter notre pratique.
Les intuitions de Michaël Balint ont été dans une large mesure à l'origine de notre recherche, elles ont permis son développement. Si le travail des séminaires de l'Atelier exclut l'implication personnelle directe qui spécifie le fonctionnement des groupes Balint, il s'appuie sur des hypothèses balintiennes, elles-mêmes sous-tendues par les acquis scientifiques permis par la psychanalyse (c'est à dessein que je fais référence à la science).
Ainsi donc, Balint et littérature nous prémunissent contre les écarts de route toujours possible et nous permettent d'exploiter au mieux les ressources hauturières de notre navire.
Préservons donc avec soin nos dérives, sans elles nous risquerions d'errer éternellement sur des océans de platitudes.
L.V.
Notes :
Dérive :
1) Déviation d'un navire par l'effet d'un courant ou du vent.
2) Aileron vertical immergé pour réduire la dérivation d'un navire.
On notera la traduction dans le langage de l'ambivalence humaine primaire, déjà signalée par Freud : le mot illustre à la fois le risque de s'égarer et le moyens d'y parer.
(Voir : « sur le sens opposé des mots originaires ». Sigmund Freud in « L'inquiétante étrangeté et autres essais ». Page 47 et suivante. Connaissance de l'inconscient. Gallimard.)
Littérature :
Première apparition du mot en 1120 (Psautier d'Oxford). Il prend alors le sens d'écriture rappelant ainsi son origine latine. Ce sens premier évoque un aspect à la fois artisanal et créatif de l'écriture bien conforme à la nature habituelle des productions des médecins de famille.
Si nous savions ce que c'est que la littérature, nous saurions, du même coup, ce que c'est que la vie.
Jean Rostand (carnet d'un biologiste).