Par Anne-Marie Reynolds
«... Les soldats, séduits par l'illusion, couraient vers cette eau imaginaire pour étancher la soif qui les dévorait. » Monge (citation de Littré)
Il est en médecine générale ce que l'on pourrait appeler des mots écrans qui fonctionnent comme les souvenirs du même nom. Des mots dont le propre est de montrer, et en même temps, et peut-être surtout, de masquer l'important qu'il faut aller chercher en deçà d'eux.
Ainsi en est-il de ce que l'on appelle couramment le « champ » de notre pratique. On peut, en effet, se demander si l'usage de cette métaphore terrienne n'absorbe pas les énergies de ceux qui ressentent périodiquement le besoin d'en définir le contenu, en les poussant, tout comme ces soldats de Bonaparte en Egypte, vers ce qui n'en serait que le reflet.
A la réflexion, ce contenu ressemble beaucoup à ce que nous connaissons tous : le monstre du Loch'ness. Nous ne l'avons jamais vraiment vu, mais ce n'est pas vraiment comme si nous étions sûrs qu'il n'existe pas. Il a une forme dans notre esprit, toute prête à se montrer, mais pas complètement définie, volontiers mouvante, et personne ne l'a vue assez précisément pour pouvoir la décrire.
Il est insaisissable. Il vient du fond des âges. Il n'a pas d'âge. Vous l'avez compris, il s'agit d'un fantasme. Du mien en l'occurence, mais ça n'empêche rien, les fantasmes ont un sens. Ils évoquent en même temps qu'ils dissimulent ce que l'on cherche parfois et que l'on peut découvrir derrière eux. Ce que l'on sait suffisamment être là pour essayer de l'identifier. Pour en connaître la nature et les limites. Pour pouvoir l'affronter sans crainte d'être piégé à tout moment, et en parler de façon à être entendu, faisant apparaître aux yeux de tous ce contenu enfin incontestable. Pour ne plus s'entendre questionner encore et encore : « Mais enfin que voulez-vous leur apprendre que nous ne pourrions pas leur enseigner nous-mêmes ? »
Essayons donc d'éclairer notre propos en rapportant ici deux histoires courtes entendues dans un groupe de recherche pédagogique généraliste.
Une femme d'âge moyen, déprimée, accepte de venir chaque semaine parler de ses difficultés à son médecin jusqu'au moment où celui-ci prononce le mot « psychothérapie ». La semaine suivante elle est absente, et par la suite elle ne revient pas.
Plus tard, pourtant elle réapparaît à la consultation accompagnant sa fille qui vient demander, pour la première fois, que le médecin lui prescrive la pilule. Celui-ci revoit la fille à deux ou trois reprises. La mère est parfois présente, un jour elle signale qu'elle aurait eu un malaise. Pas n'importe où, devant un magasin « Materna ». Plus tard encore, elle revient avec une demande de pilule pour elle. Jusqu'alors son mari utilisait des préservatifs, l'un d'eux était défectueux.
Le généraliste lui prescrit une pilule après les examens d'usage, mais différente de celle qu'il a prescrite à sa fille. Elle s'étonne : « pourquoi pas la même pour moi ? » Le médecin explique et les échanges continuent : « Comment vous entendez-vous avec votre fille ? » « Mal, elle me répond avec beaucoup d'insolence. » « Mais comment réagit votre mari ? » « Il ne lui dit rien mais à moi il dit : tu n'as qu'à laisser tomber ». Selon le médecin, la fille se présente assez bien, elle est grande. La mère est toute petite : « elle n'a pas de corps ».
C'est ainsi qu'à travers ces démarches quotidiennes le médecin écoute et entend la suite du discours interrompu quelques mois plus tôt, repris en termes cette fois résolument médicaux, mais pas n'importe lesquels.
La seconde histoire est celle d'une autre femme déprimée elle aussi, qui a perdu son mari quelques mois plus tôt. Elle a du mal à faire son deuil et vient chaque semaine en parler au médecin (le même) jusqu'au moment où celui-ci se rend compte que les choses ont changé. Elles se réinvestit dans son environnement, reprend goût à ses activités, et cependant continue à venir se plaindre et à égrener et ses souvenirs. Le médecin lui propose une prescription médicamenteuse symbolique : du Temesta, 1 à 3 mg par jour, moins si possible, insistant pour qu'elle fractionne elle-même ses comprimés, devenant ainsi son propre prescripteur. Ce qu'elle fait soigneusement.
Notre confrère n'a pas agi en se fiant à sa seule intuition. Il savait pourquoi il prenait cette initiative.
On pourrait conclure de ces deux courtes histoires que le contenu spécifique du champ de la pratique du généraliste n'est pas à rechercher seulement dans le cadre des sciences et techniques médicales ou paramédicales, dont il devrait avoir acquis nécessairement une certaine connaissance, mais dans la nature même du terrain auquel il les applique.
Le terrain en médecine générale, c'est d'abord le patient qui le définit en utilisant l'acte médical à des niveaux différents, l'un en rapport avec sa demande immédiate, l'autre avec son besoin profond. La médecine peut décider autoritairement des limites qu'elle entend donner à l'acte mais elle ne peut pas limiter -- sauf à modifier strictement le champ de la pratique générale actuelle -- ce que le patient cherche à en faire.