La chronique de Jean-François Authier.
Non, je ne suis pas cruciverbiste. Si j'évoque des mots qui se croisent, ce sont ceux que nous écrivons, ceux que nous recevons de nos correspondants.
Des mots qui se croisent sans toujours se rencontrer. Nous voulons à « l'Atelier », comme d'autres en d'autres lieux, écrire la médecine générale et nous nous étonnons parfois de ne pas nous faire entendre. Or, cette médecine, nous l'écrivons tous les jours dans les lettres que nous adressons aux spécialistes, comme ceux-ci écrivent leur médecine dans les réponses qu'ils nous font.
Si quelques-uns d'entre nous avaient gardé les lettres qu'ils ont écrites et celles qu'ils ont reçues et qu'on puisse les publier côte à côte, quelles belles études en «double-sound » pourrions-nous faire ! En «triple-sound » même si nous avions enregistré et transcrit en plus le discours correspondant de nos malades.
Je divague ainsi à propos d'une lettre que je viens de recevoir d'un confrère qui se dit comme moi (comme vous tous maintenant) à l'écoute de ses malades.
La patiente était une femme encore jeune (c'est-à-dire de mon âge !) qui m'apportait après bien d'autres le récit de sa souffrance : « En physiologie », dit Littré, « toute sensation pénible ». L'impuissance où que je me trouvais, comme les confrères précédemment consultés, de la soulager, me faisait craindre un quelconque maladie que nous n'étions pas assez savants pour avoir identifiée : j'avais sollicité le secours d'un voyantologue éminent.
L'éminent consulté me répond avoir fait à notre patiente tous les examens de rigueur, les autres également, avoir analysé ce qu'il sait analyser, radiographié le reste et même été voir du bout de son Olympus (modèle machin) ce qui se passait dans le tube digestif de notre malade exploré par ses deux extrémités. Il ne se passait d'ailleurs rien d'anormal dans les deux segments accessibles : on pouvait espérer qu'il en était de même pour le reste.
Il concluait, le confrère et c’est cette phrase qui m'accroche : « Comme tu le penses, cette malade est une fonctionnelle ».
Je ne m'arrête pas au fait qu'il m'accuse de penser : il me connaît bien et le mot a dû lui échapper sans intention malveillante.
Mais « cette malade est une fonctionnelle » : je me prends à craindre qu'il ait voulu dire qu'elle n'avait rien, et peut-on dire de quelqu'un qu'il « n'a rien » ? Il n'a peut-être pas osé écrire « ta malade n'est pas malade », ce qui ne voudrait rien dire. Notons au passage, ce qui augmente mon trouble, qu'une phrase peut « ne vouloir rien dire ». Si elle est sans signification mais qu'elle ne peut pas, à ma connaissance « ne vouloir rien écrire », ce qui est écrit aurait donc toujours une signification : il va falloir se méfier !
Mais revenons à notre lettre qui est « écrite » et veut donc sans doute « dire » quelque chose.
Ce mot « fonctionnel » qu'il m'accuse d'avoir pensé, quel sens lui donner ? Je me souviens de mes premières observations où l'on me faisait classer les éléments du diagnostic en signes fonctionnels (un paragraphe) que le patient nous délivrait plus ou moins facilement lors de l'interrogatoire et signes physiques (un paragraphe distinct) que nous mettions en évidence par notre examen. En y ajoutant les explorations complémentaires, nous débouchions sur un diagnostic et bien sûr un traitement.
Le « fonctionnel » existe donc bien dans notre démarche diagnostique et thérapeutique traditionnelle. Pourquoi, accolé au terme de malade, ce fonctionnel prend-il une connotation péjorative ?
Reprenons la démarche : le patient m'apporte ses signes fonctionnels, sa souffrance. Je l'examine et ne trouve aucun signe physique, aucune anomalie aux explorations complémentaires, pas de diagnostic... C'est-à-dire pas d'explication. Il souffre et je ne trouve rien à lui renvoyer : pas de réponse à sa souffrance, pas de réponse à son appel.
Certes, je peux lui dire : « tu soufres mais tu n'es pas malade, c'est ton problème et non le mien. Apporte-moi une belle maladie et tu verras comment je saurai « la » soigner. »
Et ce mot « fonctionnel » a finalement très bien « fonctionné ». Certes, je ne sais pas tout à fait ce qu’il signifie. Pas davantage le confrère qui l'a utilisé sans doute.
Nous y pouvons cependant trouver les messages suivants :
Il existerait plusieurs espèces de malades, certains se définissant comme n'ayant pas de maladie. Le savant, le spécialiste institutionnel me renvoie ce patient (ça, de toute façon, il lui faut l'être !) puisqu'il n'y a pas de maladie : donc rien à soigner, encore moins à guérir.
De plus cet éminent spécialiste se trouve ni en échec par ce malade non malade. Il n'est pas prêt à lui pardonner... à moi non plus, peut-être, de l'avoir enfermé dans ses limites.
Je dois m'en souvenir : il est des médecins qui soignent des maladies, ce qui soulage bien les patients d'ailleurs. Ca nous arrive aussi.
Mais, lorsque ainsi, nous soignions une maladie et à la limite un malade, est-ce pour lui ou pour nous que nous travaillons ? Voyez la satisfaction que nous procure à tous le « beau malade ». Ici la relation a bien fonctionné, notre cerveau aussi, l'institution également. Guérit ou non, le malade a bien joué son rôle., il a été reconnu comme à l'armée, ce qui a permis au médecin de se reconnaître à son tour !
En attendant ce prochain « beau malade », je reste avec « ma » fonctionnelle, puisqu'on me la rend, celle-ci !
Je vais devoir lui avouer que nous ne comprenons rien à sa maladie, qu'à la limite elle n'est pas malade et ne peut donc espérer de guérison. Si je suis dans un bonjour, et elle aussi, nous conviendrons peut-être de que je peux comprendre, en tout cas deviner sa souffrance qui, partagée, sera moins lourde.
Sacré fonctionnelle, va, voilà qu'elle nous ferait penser... si l'on y prenait garde.